Si l’on veut saisir la portée du maillot jaune, sa valeur symbolique, appréhendons le Tour pour ce qu’il est : une fable à la morale ambiguë que Roland Barthes comparait à une « comédie classique » où le spectacle naît « d’un étonnement des rapports humains ». Le Tour scénarise, arbitre nos duperies, nos élans. Il mesure jusqu’au désenchantement la force de nos attachements, car le Tour ne prétend pas à la sainteté, le divin y côtoie le démoniaque. Sans doute faut-il des trahisons, des coups fourrés, des repentances pour qu’on parle de vertu. Ses héros ? Des hommes simples, qui nous ressemblent : cupides, faillibles, sans religion, capables de renier leur parole pour ce maillot jaune, ce bout d’étoffe jadis en laine dont le rite relève du Saint-Sacrement. Parce qu’il offre – à ceux qui l’endossent – cette occasion rare, unique, inestimable, de laver leurs offenses et de s’incarner dans quelque chose de meilleur.

Certains ont pleuré en son nom.

Je pense à André Leducq après sa chute dans le col du Télégraphe en 1930, dans une attitude qui inspirera le sculpteur Arno Breker, dos voûté, accablé, sur un talus, visage enfoui dans les mains dans une attitude pensive, avec la « sensation, dira Leducq, de ne plus avoir un maillot jaune sur le dos mais un haillon ». Je pense à l’Italien Andrea Carrea, gregario exemplaire de Fausto Coppi, préoccupé par ce maillot trop grand pour lui, reçu par procuration, en lèse-majesté. Je pense à Wim Van Est, tiré du ravin de l’Aubisque en 1951 par des boyaux noués les uns aux autres. Je pense à Raphaël Geminiani, traitant de « judas » Bauvin et Bobet qui l’avaient laissé se débrouiller seul, dans la défense du maillot jaune, aux trousses de Charly Gaul sous le déluge de la Chartreuse. À Herman Van Springel, Buster Keaton inconsolable et mutique, en soixante-huit, à la Cipale après que Janssen l’eut dépouillé du maillot jaune, en toute dernière instance.

Et puis, je revois Merckx, l’icône des premiers directs télévisés, Merckx, sur la route surchauffée de Mourenx, dans un acte de bravoure délibéré, mené dans la pleine acception du rêve d’Henri Desgrange, qui inventa le maillot jaune après avoir aperçu dans son sommeil « un maillot or en tête de la course ».

Aussi vrai que l’homme, disait Blondin, descend du songe, le maillot jaune est né d’un rêve.

Merckx le portera 96 fois, un record absolu. En 1971, il avait refusé de l’endosser à Luchon, au mépris du protocole, des enjeux publicitaires, après l’abandon de Luis Ocaña foudroyé par le mauvais œil du taureau mythologique sous l’orage du col de Menté. Il ne voulait pas d’un maillot dévalué, récupéré dans les revers chanceux d’un duel avorté et non à l’issue d’un combat abouti avec le Castillan.

Par ce geste chevaleresque, Merckx s’ennoblit. Il nous dit aussi qu’il y a deux sortes de héros, ceux qui conquièrent le maillot jaune et ceux qui le reçoivent au gré des circonstances, dans l’engeance d’un destin capricieux.

Merckx le céda en soixante-quinze, après qu’un exalté, un Dupont-Lajoie, sorti de la foule, l’eut frappé au foie sur le puy de Dôme, « le poing de la haine » de l’anti-merckxisme qui sévissait en France. Avant cela, jamais le maillot jaune n’avait été agressé. Merckx ne s’en relèvera pas. Diminué, il s’effondre dans la montée de Pra-Loup où Bernard Thévenet met fin à son règne.

Plus tard, se réveillant en pleine nuit, dans sa chambre d’hôtel, Thévenet dira : « Quand j’ai vu le maillot jaune, là, au pied de mon lit, sur le dossier d’une chaise, je me suis dit : tiens, bizarre, qu’est-ce que tu fous dans la chambre d’Eddy ? »

Le maillot jaune, au fond, ce n’est rien d’autre qu’un rêve éveillé, qui sait, une illusion.

J’en garde un, pieusement, chez moi, frappé du sigle de la Molteni. Merckx l’a porté sur le Tour, je veux croire cette année-là, l’année de sa crucifixion. C’est une sorte de suaire qui retient dans ses mailles, en transparence, l’image-empreinte du Cannibale, de sa souffrance, commune à Coppi, Anquetil ou Hinault, ensanglanté à Saint-Étienne, de telle sorte qu’il n’y a qu’un seul maillot jaune, livré à toutes les versions d’une humanité changeante.

Le maillot que Koblet avait conquis de haute lutte, en 1951 sur la route d’Agen, est celui que Magni, fuyant le Tour en 1950 sous l’injonction de Bartali, avait replié dans sa valise, celui que Pingeon avait ravi à l’espérance de Poulidor et de ses partisans en 1967, celui que Pollentier portait en 1978 à l’Alpe d’Huez, quand le médecin contrôleur le surprit, une poire en caoutchouc remplie d’urine sous l’aisselle. C’est encore celui de Walkowiak, le grand réprouvé de l’histoire, celui que Fignon avait abandonné à LeMond sur le pavé élyséen, pour huit secondes, celui enfin de Jacques Anquetil, le gérant de la route, décrié pour son esprit comptable, que Jacques Goddet traitera de « Nain jaune » dans un éditorial resté célèbre. Un seul maillot jaune, qui tisse la trame d’une même et longue histoire.

Je relis l’Ecclésiaste : « Il n’y a qu’une même destinée pour tous, pour le juste comme pour le méchant, pour l’homme vertueux comme pour l’impie, pour celui qui est pur comme pour celui qui est souillé.[…] Le meilleur des hommes est traité comme le pécheur, le parjure comme celui qui respecte le serment. Voilà le plus grand mal qu’il y ait sous le soleil : c’est qu’il n’y ait qu’une même destinée pour tous. » 

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