L’inconsolable Callens

Au départ de cette troisième étape du Tour 1949 entre Bruxelles et Boulogne, chacun pense qu’il va s’agir d’une étape dite « de transition » et que le Belge Roger Lambrecht, leader depuis la veille, va conserver son bien. La chaleur cause des ravages au sein du peloton. Mais, le temps de se mettre en jambes, deux de ses compatriotes faussent compagnie aux flâneurs après vingt kilomètres de course : Florent Mathieu, un chevronné, et Norbert Callens, jeune Flandrien passé professionnel quatre ans auparavant et qui a aussitôt remporté le Tour de Belgique. Mathieu et Callens entraînent dans leur sillage le champion de France de l’année précédente, César Marcellak, originaire de Westphalie et ancien mineur de fond.

L’étape compte 211 km et les trois hommes seront les héros d’une chevauchée fantastique, bondissant sur les trottoirs cyclables, se relayant, menant un train d’enfer. L’avance progresse : trois minutes, quatre minutes, huit minutes, neuf minutes à la frontière belge. Ils ne seront pas rejoints. Il est vrai qu’ils bénéficient de l’apathie du peloton qui les a laissés partir, ne prenant pas, à l’origine, leur fugue au sérieux. L’écart monte jusqu’à dix minutes. Dans le final, quelques contre-attaques viennent rogner ce généreux avantage mais la victoire ne doit se dessiner que pour l’un des trois héros du jour.

À Boulogne, sur un plateau battu par la brise marine de la Manche, Norbert Callens, ce bel espoir belge, ténébreux au visage émacié, réussit le doublé : victoire d’étape et maillot jaune. Callens est heureux. Son faciès ingrat est enfin devenu avenant. Il s’avance pour recevoir le trophée qui lui revient. Hélas, son soigneur, victime d’une étourderie, n’a pas prévenu Maurice, responsable du camion-atelier, que le maillot jaune allait peut-être changer d’épaule. Il restait persuadé, le bon Maurice, que le solide Roger Lambrecht allait le conserver un long moment. Patatras ! Le camion est parti emportant son lot de paletots et autres accessoires. Le maillot jaune est nu. Comment va-t-on faire pour distinguer le premier du classement général ? C’est la panique dans les rangs de l’organisation. Les officiels réclament le précieux emblème que doit remettre la chanteuse Line Renaud. Et Callens reste là, penaud, anéanti.

La lumière vient de son compatriote, le journaliste Albert Van Laethem, du journal Sport-Club, qui porte un magnifique pull-over canari. On s’offre de déshabiller Albert pour habiller Norbert. Mais ce dernier restera inconsolable. Le lendemain, il n’a pas récupéré son vrai trophée et prend le départ de l’étape Boulogne-Rouen, de façon anonyme, ce qui est inconcevable au regard de l’esprit du Tour. Il sera, au demeurant, à jamais, privé de l’honneur suprême. Il quitte le grand port de pêche sous le regard courroucé de Notre-Dame de Boulogne, solidement vissée sur sa barque de plâtre blanc. Dans quelques kilomètres, une offensive française menée par Okers, Diot, Teisseire, Marinelli, va permettre à ce dernier de ravir à Callens le maillot jaune qu’il n’avait pas.  

 

Les larmes du gregario

Fausto Coppi parmi ses hommes – ses gregari, comme on les appelait – couvait particulièrement Andrea – Sandrino pour les intimes – Carrea. Ce fut le premier coureur à franchir la ligne d’arrivée à l’Alpe d’Huez, en 1952, vêtu d’un maillot jaune que le verdict du chronomètre allait lui enlever, la seconde suivante, pour le placer sur les épaules de son chef de file. La veille de cette arrivée, les concurrents du Tour évoluaient entre Mulhouse et Lausanne, et le gregario, l’œil aux aguets, la narine frémissante, s’était porté aux avant-postes prévenir Coppi que des attaques incessantes se produisaient et qu’aucun Italien ne parvenait à s’immiscer au sein des échappées. Coppi, que la chose semblait laisser indifférent, trouva le moyen de lui lâcher, de manière désinvolte et légèrement courroucée : « Fais ce que tu veux ! » Carrea mit tout son cœur à l’ouvrage et se glissa dans une fugue, comportant huit hommes, qui se développa jusqu’à prendre une avance importante. Le Suisse Walter Diggelmann l’emporta au sprint, au stade-vélodrome de la Pontaise, devant le Français Jacques Marinelli. Carrea termina septième dans le même temps que le vainqueur.

C’est avec le sentiment sécurisant du labeur accompli qu’il regagna aussitôt son gîte d’une nuit à l’hôtel de France. Mais à peine eut-il le temps d’ôter son maillot encore imprégné de sueur, de faire couler son bain, que des policiers vinrent l’« appréhender ». Carrea les entendit l’appeler dans le couloir. Il se dit avec un certain effroi : « La police ? Mais qu’ai-je donc fait ? » Un souvenir lui traversa l’esprit : en arrivant, il avait commandé un demi de bière et ne l’avait pas encore payé. Mais tout de même, la police, c’était vraiment payer très cher ce modeste houblon… De ce que lui criaient, en français, les policiers dans le couloir, il comprit deux choses. Les plus importantes : « Vélodrome… maillot jaune ! » Sous escorte, Carrea revint donc au vélodrome de la Pontaise. Il n’avait fait que son travail de gregario, rien de plus. Il apparut bien candide et malheureux, sa mine déconfite se confondant avec le jaune de son nouvel habit de lumière.

Un domestique de Coppi à la tête du Tour de France, les concerts de persiflage commencèrent à s’élever. Le sévère chroniqueur à cheveux blancs du quotidien La Stampa, Vittorio Varale, entama son article affirmant qu’« un affront était fait au Tour de France ». Comment Coppi, Bartali, Magni, ces ténors, allaient-ils réagir ? Devant Coppi, Carrea prit aussitôt les devants : « Tu sais Fausto, je ne voulais pas… » Mais le Campionissimo le serra très fort contre son cœur, le soir, dans sa chambre. Sandrino au cœur tendre se mit à gémir en admirant sa parure. C’était à lui, certes, mais il ne méritait pas tant d’honneur, lui, le fidèle séide. Sur son maillot doré, une larme s’écrasa. La situation prêtait à rire et à pleurer. Étonnant de voir ce personnage au physique de bûcheron de bas-relief ainsi ému, lui que l’Italie tout entière saluait comme un solide garde du corps au service de l’idole des Transalpins. Le lendemain, avant le départ, il tint à cirer, symboliquement, les chaussures de son chef de file. Puis il passa son maillot jaune tout neuf, non sans un certain émoi qu’il tentait de masquer sous des propos convenus.

L’arrivée, cette fois, se déroulait tout là-haut, sous les nuages, à l’Alpe d’Huez. Coppi aurait aimé laisser son bon serviteur jouir du maillot jaune un peu plus longtemps, mais Geminiani et Robic attaquèrent. Coppi ne put que répliquer. Il déposa Geminiani, accéléra pour jeter le teigneux Robic hors de son giron. Quand Carrea franchit la ligne, vêtu de ce maillot jaune qui ne lui appartenait déjà plus, Sandrino se sentit l’âme apaisée, comme soulagé d’un poids.

Quarante ans plus tard, lors du Tour 1992, sur les mêmes pentes de l’Alpe d’Huez, pendant que les spectateurs installaient leur campement en vue de l’arrivée du lendemain, Carrea avec son visage d’ancêtre vieilli sous les contraintes s’attira, alors qu’il grimpait en touriste, une réflexion peu amène d’un quidam, qu’il ne pourrait jamais oublier : « Ce n’est pas à ton âge, Pépé, qu’on apprend à faire du vélo ! » Lui, le premier maillot jaune de l’histoire à franchir la ligne d’arrivée, à l’Alpe d’Huez, avait pris, comme l’on dit prosaïquement, la philippique en pleine figure !  

 

Un cocker en jaune

Les concurrents du Tour se méfient toujours des étapes auvergnates, piégeuses à souhait. Le Tour de France y a connu de très belles heures et de purs grimpeurs, tel Bahamontes, ne manquèrent pas de s’y mettre en évidence, comme en 1959. Ce fut le cas à Aurillac, où le Tour fait encore étape de temps en temps. Le chef-lieu du Cantal enregistra, cette année-là, une bien touchante histoire. Le peloton venait d’Albi après maintes éructations au fil des monts auvergnats, sur des routes cabossées qui ressemblaient à une sorte de mauvais matelas promis à quelque sommeil illicite. Aurillac adoubait, à l’arrivée, un bouledogue flamand, répondant au nom de Jos Hoevenaers, qui venait s’incliner gravement devant le maillot jaune. Un bon coureur ce brave Flandrien de 26 ans et demi, né à Anvers, et que rien ne rebutait. Il étalait déjà un palmarès prestigieux mais sa discrétion était telle qu’on en arrivait à l’oublier. N’avait-il pas remporté la Flèche wallonne, Rome-Naples-Rome ?… En 1958, à Dunkerque, il avait déjà connu la joie de revêtir le maillot de lumière.

À lui, à nouveau, l’allégresse mais aussi, désormais, les risques et les tourments. Il savait, le brave Anversois, que d’autres, plus habiles, plus machiavéliques, lui tireraient les fils très vite, d’autant que le destin s’y mettait aussi en l’obligeant à passer la nuit à l’hôtel… Terminus non loin des bords paisibles de la Jordanne. Alors, le placide Jos ne retira rien à ses habitudes et se mura dans le mutisme qui l’habitait en permanence. Il n’eut même pas un sourire de contentement supplémentaire lorsqu’on lui attribua une chambre individuelle, privilège réservé au leader du Tour par son directeur sportif, Jean Aerts, ancien champion du monde. Sa vie ne s’en trouvait pas bouleversée avec le maillot jaune et, seul dans sa chambre, il restait de caractère égal, acceptant la vie comme elle se présentait. Il se retira donc, laissant la porte légèrement entrebâillée. C’était aussi son habitude. Dans la nuit suffocante du chef-lieu cantalou, un visiteur se présenta, discrètement, de manière féline et feutrée. Les ténèbres s’appesantissaient sur le nouveau leader du Tour sans que celui-ci connaisse le moindre hoquet d’angoisse. Au petit matin seulement, le Flamand, qui s’apprêtait à toucher son trophée pour se rendre compte qu’il lui appartenait encore, perçut un ronflement inhabituel. Sur l’autre lit, vide, tout près du sien, un vieux cocker à poil jaune s’était lové dans le maillot jaune, pour y trouver la plénitude. Il faut croire que les lainiers du Nord avaient consciencieusement filé l’étoffe soyeuse car la bête dormait toujours. Intrigué, Jos la réveilla et soudain, alors qu’il l’observait, prêt à lui apporter quelque caresse, il resta frappé de stupeur. Le cocker était aveugle et levait vers lui des yeux sans expression aux couleurs de craie et semblait mendier quelques secondes supplémentaires de bonheur. L’Anversois laissa le vieux chien se rendormir et descendit rejoindre ses camarades au petit-déjeuner, évitant d’ailleurs de conter son aventure pour ne pas disperser ses forces en babillements inutiles. À son retour, songeur, il dut se résoudre à faire sortir le canidé par la porte par laquelle il avait effrontément pénétré. Lorsqu’il s’en alla, on eut alors l’impression que la magie du maillot jaune avait opéré : l’animal avançait droit vers la lumière. Antoine Blondin avait écrit un article, en son temps, intitulé « Les animaux malades de la veste ». Il ne pensait pas si bien dire. En tout cas, ce petit chien avait bien montré qu’il existait encore des bêtes « mordues » de cyclisme et qu’à les respecter, Hoevenaers n’aurait pas un mal de chien à conserver sa tunique. Henry Anglade, vainqueur la veille, sur le petit vélodrome d’Aurillac, ne lui avait-il pas dit que ce maillot jaune lui allait… au poil ? Hoevenaers le Flamand n’avait pas compris le jeu de mots. Il manifestait la plus grande indifférence à la langue de Molière. 

 

 

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