La puissance n’est pas l’émotion
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Les Européens se réveillent aujourd’hui dans la peur et la désillusion. Ils redécouvrent que le monde n’est pas régi par le commerce et la négociation. C’est le modèle allemand qui s’effondre, et plus largement celui de l’Union européenne. La peur de la guerre est manifeste, bien sûr, mais surtout la prise de conscience que, lorsqu’un État doté de la force nucléaire attaque un État non nucléaire, personne ne bouge. Les Américains pas plus que les autres.
Trois éléments méritent d’être mis en exergue. Le premier concerne l’idée d’une Europe puissance. Plusieurs déclarations, ces derniers jours, peuvent donner l’impression que l’on vit une révolution européenne. C’est à la fois vrai et faux. D’abord, c’est un débat surtout français. L’Europe vue comme une puissance politique dans le monde est une constante française, un ADN de notre politique européenne. Ce n’est pas le cas en dehors de la France. Ce qui l’emporte chez nos partenaires, c’est un besoin de sécurité et de solidarité avec les Ukrainiens.
Le deuxième élément, c’est la nature de notre réaction. Au-delà des déclarations de la présidente de la Commission, ce sont les États membres qui sont à la manœuvre. Pour venir en aide aux Ukrainiens, ils ont choisi d’utiliser une ligne budgétaire qui sert classiquement à financer les coûts communs des opérations extérieures de l’UE dans le monde. Une ligne purement intergouvernementale. Cette solidarité est louable, mais n’a rien à voir avec un processus d’intégration communautaire. Nous n’avons pas sauté le pas. Je ne le dis pas pour minorer ce qui est mis en œuvre – ce qui se passe en Allemagne est spectaculaire –, mais pour respecter les faits. La solidarité militaire dont nous faisons preuve n’est pas l’expression d’une révolution de l’Union européenne en tant que telle.
Le vrai test aura lieu après : comment sort-on de la séquence militaire ? Les Européens ont-ils une idée commune, une proposition politique ?
Le troisième élément est essentiel : il concerne la capacité européenne de construire ou non une architecture de sécurité apte à nous protéger. La puissance, ce n’est pas l’émotion. C’est la responsabilité. Pour transformer l’Europe en Europe puissance, il faut du temps, il faut que les opinions publiques fassent la même révolution que les gouvernements. Le vrai test aura lieu après : comment sort-on de la séquence militaire ? Les Européens ont-ils une idée commune, une proposition politique ? Peuvent-ils apporter une solution qui concilie à la fois la souveraineté, la liberté des Ukrainiens et la sécurité de l’Europe ? Pour l’instant, cette étape n’est pas franchie, du moins publiquement. La responsabilité consiste à accepter de confronter ses principes à la réalité. Ce serait le travail du haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Josep Borrell, et des diplomates des États membres de l’Union de déterminer quelles sont les lignes rouges, quels seraient les bons compromis. Pour que l’Europe soit une puissance, c’est à elle de répondre à ces questions. Une sortie de la crise ukrainienne suppose qu’elle accepte de dépasser la diplomatie des valeurs pour en venir à davantage de Realpolitik.
Conversation avec LAURENT GREILSAMER
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