À l’origine, il y a eu un événement local tragique qui n’est peut-être même pas remonté jusqu’au bureau du président tout-puissant. En tout cas, pas tout de suite…

Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, dans ce centre tunisien bien loin des côtes ensoleillées et du « miracle économique », un vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, humilié par des policiers, s’est immolé par le feu.

Et puis, la vague est partie, immense. Il y a eu ces affiches géantes avec le visage bienveillant du zaïm (le « leader ») veillant sur le destin du peuple déchirées, au sol… Des jours et des semaines sismiques. La fin fracassante de la peur et de la chape de plomb construite depuis des décennies par des chefs incontestables, omnipotents, omniprésents. Les historiens, les politologues, les journalistes – moi compris – se lancèrent dans d’audacieuses comparaisons : ce printemps arabe renvoie à 1789, au printemps des peuples européens de 1848, à la chute du rideau de fer. L’histoire était en marche.

Mais l’histoire en marche ne suit pas forcément le chemin le plus simple. Du printemps, nous sommes passés à l’automne, puis franchement à l’hiver… Le regard du monde sur les Arabes, déjà peu amène, s’est considérablement durci. No future

Difficile de nier certaines réalités. Ceux qui imaginaient la naissance d’un nouvel ordre arabe démocratique, opportunément pro-occidental, en quelques mois ou quelques années, ont sous-estimé les réalités brutales d’une sphère économiquement fragile, inégalitaire, culturellement atone, sans aucune tradition pluraliste, en profonde crise d’identité, confrontée justement à un Occident « envahissant ».

À partir de là, on peut juger en bloc et se détourner du chaos. Ou s’accrocher aux indices positifs, souligner ce qui change, ce qui est porteur d’un autre avenir. Les idées du printemps sont là. Elles se diffusent. Une génération formée par les révolutions est là, elle reviendra sur le devant de la scène. Une société civile, culturelle, se structure. Quelque chose de différent est en train de naître. Nous sommes au milieu du gué, immense, et l’on ne perçoit pas encore l’autre rive.

Et puis, surtout, le monde arabe n’est pas uniforme. Il faut sortir du « tous pareils ». Le Machrek et les monarchies du Golfe sont bien loin du Maghreb. L’effondrement de l’« Orient mandataire » répond à des tendances lourdes qui préexistaient aux printemps. Au Maghreb central, influencé par la proximité européenne, l’expérience de modernisation est nette– à l’exception notable et certainement temporaire de l’Algérie. Au Maroc, la monarchie a ouvert le jeu politique. Les citoyens ont acquis des droits. Ils descendent dans la rue. Interagissent avec le pouvoir. En Tunisie, pays où tout a commencé, malgré les attentats, malgré la crise économique, malgré l’attentisme, malgré les dysfonctionnements de la classe politique, malgré les grèves, une démocratie pluraliste tente de s’inscrire dans la durée. Sur la base d’une Constitution unique dans le monde arabe. Le retour au statu quo ante semble impossible. Et, à Tunis comme à Rabat, les islamistes – soucieux probablement de ne pas connaître le destin de leurs cousins égyptiens – tentent une fusion du dogme et du sécularisme.

Tout cela est bien ténu, fragile, mais porteur d’espoir. L’Europe, si tant est qu’elle ait encore vraiment une pensée extérieure, devrait massivement soutenir cette frontière sud si proche et si essentielle. 

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