Le Guardian publiait en janvier 2015 un article intitulé : « Arab spring prompts biggest migrant wave since second World War » : « Le printemps arabe provoque la plus grande vague migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale. » L’affirmation est fausse à plus d’un titre, non seulement parce qu’elle confond migration et exil, mais aussi parce qu’elle ignore l’histoire et la géographie de l’exil et des migrations au Moyen-Orient, en Afrique et en Europe. Pourtant, avec l’augmentation massive du nombre de demandeurs d’asile dans les pays européens en 2015, l’accroissement significatif depuis 2013 du nombre de migrants « irréguliers » traversant la mer Égée depuis la Turquie et la Méditerranée, notamment à partir de la Libye, l’équation suivante s’impose comme une vérité : révolutions arabes = plus de migrations (exilés et migrants confondus) en Europe.

L’équation est-elle juste ? Non. Les changements de régimes politiques en Tunisie, en Égypte ou au Yémen en 2011 n’ont pas, nous disent les données, entraîné de changement profond des flux migratoires vers l’Europe. Depuis vingt ans, les immigrants en Europe sont pour moitié des Européens et parmi les 1,9 million de non-Européens en 2015, les Nord-Africains sont le groupe le plus important. Les choses n’ont, sur ce plan, pas évolué entre 2011 et 2015. En revanche, on observe que les Nord-Africains ont de plus en plus tendance à partir en Amérique du Nord et dans le Golfe plutôt qu’en Europe. Les flux migratoires tunisiens vers l’Europe qui se sont intensifiés en 2011-2012 sont rapidement retombés à leur niveau d’avant le printemps arabe. De la même manière, les migrants africains subsahariens vont essentiellement dans des pays africains et si on constate une très légère augmentation de l’émigration africaine hors du continent, ça n’est pas vers l’Europe où les Africains constituent toujours une minorité des immigrants.

Si les révolutions ne semblent pas transformer les migrations, les données indiquent clairement en revanche que les violences contre-révolutionnaires ou les guerres civiles (Syrie, Yémen, Libye), les régimes politiques sanguinaires (Érythrée, Soudan) ou les crises politiques au long cours (Afghanistan, Nigeria), parfois proches de l’Europe (Kosovo et Albanie), engendrent des crises humanitaires et des flux massifs de réfugiés qui durent parfois plusieurs décennies. Ces guerres et ces crises génèrent des réfugiés dans les régions qui les voisinent.

L’Europe des Quinze en avait fait l’expérience en 1992, puis à nouveau en 2001, avec les demandeurs d’asile venus d’ex-Yougoslavie. L’Union européenne en fait aujourd’hui une nouvelle fois l’expérience – de manière limitée – avec 1 million de demandes d’asile reçues de Syriens, Afghans, Albanais, Kosovars, Irakiens, Érythréens par les 28 États membres plus la Norvège et la Suisse en 2015, dont la moitié recevront une réponse positive. Le reste du monde en fait l’expérience directe depuis des décennies : sur 65 millions de déplacés par la violence dans le monde, 86 % se trouvent dans des pays pauvres, à proximité de leur pays ou région d’origine.

L’expérience prouve aussi que les réfugiés veulent et peuvent rentrer chez eux si la guerre qui les a fait fuir s’arrête vite… ou si le régime politique qui les oppresse disparaît.

L’augmentation globale des passages est donc en majeure partie due à l’afflux de demandeurs d’asile et de réfugiés sur des routes historiquement empruntées par des Africains subsahariens qui correspondent plutôt à la catégorie des migrants économiques « irréguliers ». 1 million de personnes arrivées en Europe du Sud par la mer, dont 850 000 à travers la mer Égée par la Turquie. 84 % d’entre elles venaient des dix pays du monde d’où partent le plus de réfugiés, dont l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie. En Méditerranée centrale, sur les quelque 150 000 traversées irrégulières au départ de la Libye en 2015, près de 40 000 concernent des Érythréens (selon les données de Frontex, l’agence européenne qui surveille les frontières extérieures de l’Union).

Il est néanmoins très probable que les 1,5 million d’immigrants africains appelés par Kadhafi dans les années 1990 pour travailler en Libye vont chercher eux aussi à fuir un pays en proie à la guerre civile pour rejoindre l’Europe ou réémigrer en Afrique.

Effet ricochet des révolutions, les pays au Sud de la Méditerranée, la Libye en tête, auraient-ils « perdu » le contrôle de leurs frontières ? Peu probable. Depuis les années 1990, on estime qu’entre 65 000 et 120 000 Africains arrivent au Maghreb chaque année, 70 à 80 % via la Libye et 20 à 30 % à travers l’Algérie ou le Maroc. Plusieurs dizaines de milliers de personnes traversent la Méditerranée chaque année. Les routes migratoires se substituent les unes aux autres au rythme des contrôles et de la répression, des Canaries aux Balkans, en passant par la Libye. Elles canalisent des flux de populations « mixtes », des demandeurs d’asile comme des migrants. Les passages sont comptabilisés par Frontex, qui compte souvent plus d’une fois une même personne.

Dans un contexte où les opinions publiques et les acteurs politiques ont fait de l’immigration une menace et du migrant un indésirable, ces équations légitiment le durcissement des mesures de contrôle d’accès à l’espace Schengen, les politiques de refoulement des exilés aux frontières de l’Union européenne incarnées entre autres par les accords de Khartoum signés en 2014 et l’accord euro-turc de mars 2016. De là à regretter le bon vieux temps des régimes autoritaires qui verrouillaient la rive sud de la Méditerranée et refoulaient les demandeurs d’asile dans leur pays ou leur région d’origine, il n’y a qu’un pas. De là à ce que l’Europe choisisse comme partenaires diplomatiques en novembre 2014 – à l’instar de Kadhafi en 2009 – le dictateur érythréen Issayas Afeworki et le dictateur soudanais Omar El-Béchir, autocrates sanguinaires, criminels notoires, il n’y a qu’un pas, hélas.  

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