Les révolutions arabes ont-elles échoué et, si oui, pourquoi ?

L’ébranlement des sociétés du monde arabo-musulman depuis février 2011 a débuté en Tunisie, puis a touché rapidement d’autres États. Il y a eu comme un phénomène de caisse de résonance (langue populaire, réseaux sociaux, rôle de la télévision), chaque pays évoluant de manière synchrone « de l’océan au golfe ». Les mots clés en furent : nahda (« renaissance »), tout un programme politique ; tahrir (« libération »), comme la place du centre du Caire ; et karama (« dignité »), demande sociale cruciale. Ces aspirations à la justice et à la réforme se sont exprimées au sein des cadres nationaux ; l’ère du nationalisme arabe étendu à l’ensemble des peuples arabes est terminée.

Cinq années plus tard, seule la Tunisie a connu une véritable transition démocratique, fondée sur des alternances électorales respectées, à l’inverse de l’Égypte, où règne un ordre militaire sans partage. Le soulèvement de la majorité chiite au Bahreïn a été contenu par l’intervention militaire des pays du Golfe, tandis que la revendication d’un accès au pouvoir de la majorité sunnite en Syrie continue d’être sauvagement réprimée, et ce depuis la première manifestation pacifique de lycéens qui donna naissance au mouvement.

Comment expliquer que les monarchies soient restées stables, à la différence des républiques ?

Les monarchies, dont les autorités ont plus de marge de manœuvre et n’ont été contestées nulle part, ont su, dès le mois de mars 2012, lâcher du lest, comme on l’a vu au Maroc : réforme constitutionnelle, élections permettant de coopter un parti islamiste inspiré des Frères musulmans, le Parti de la justice et du développement (PJDa), qui gouverne à l’intérieur de la marge que lui laisse le Palais. En Arabie saoudite et dans le Golfe, les pouvoirs ont procédé à de massives redistributions d’argent pour acheter la paix sociale et accélérer les programmes de déradicalisation.

En Libye, l’intervention militaire occidentale décidée pour prévenir la répression contre la ville de Benghazi, en écho aux révolutions dans les deux États voisins, a débouché sur la chute du régime, suivie d’une guerre civile et tribale que la répartition large des revenus du pétrole a maintenue à un niveau de basse intensité. Le général Haftar, qui contrôle la moitié est du pays et 80 % du pétrole, se rêve en nouveau maréchal Sissi, avec l’appui de Riyad et d’Abu Dhabi. En Algérie, autre république, la mémoire encore vive de la « décennie rouge » explique l’absence de grandes manifestations et l’aisance financière d’une économie rentière a permis d’acheter les allégeances. L’enjeu est la succession de l’actuel président.

Pourquoi les partis islamistes, qui ne sont pas à l’origine des printemps arabes, ont-ils pu en bénéficier ?

Les mouvements islamistes, mieux organisés que le reste de la société civile et qui partagent l’idéal d’une société où l’islam aurait une place centrale (la charia offrant un cadre éthique, une norme socioreligieuse ou même un fondement de la législation), ont pu rapidement tenter de récupérer la contestation démocratique et parvenir au pouvoir par des élections (Ennahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte et en Libye). L’armée égyptienne a eu raison depuis 2014 de la confrérie des Frères (1 500 associations caritatives fermées, 40 000 arrestations, 2 000 condamnés à mort) ; le général Haftar les combat en Libye. En Syrie, ce sont d’abord des mouvements sunnites ralliés à Al-Qaïda qui luttent contre le régime de Damas, même si de multiples mouvements et milices de seigneurs de guerre agissent. L’influence d’Al-Qaïda s’est étendue depuis cinq ans (Yémen, Syrie, Égypte) et bénéficiera de l’échec de Daech.

Il importe de distinguer trois nuances de vert, au sein de l’islam sunnite fondamentaliste. Les courants islamistes contestent l’islam officiel (celui de la mosquée Al-Ahzar). La famille salafiste prône un puritanisme religieux et social extrême, sans intérêt pour la gestion politique ; elle a été favorisée en Égypte, en Algérie, en Arabie saoudite (où est né le wahhabisme) comme contre-feu à des tendances plus politisées. La famille de l’islamisme politique voit dans la religion un vecteur de bon gouvernement (à l’instar des Frères musulmans, dont l’influence est étendue à l’ensemble du monde arabe, malgré son échec en Égypte). La famille djihadiste veut, quant à elle, renverser par la violence les pouvoirs existants, qu’elle juge non réformables, et les remplacer par un État supposé conforme aux premiers temps du Coran (Al-Qaïda et ses avatars, comme Jabhat al-Islam, et Daech) ; cette famille est la première gagnante de la répression des révoltes arabes.

Quel est le rôle des puissances régionales ?

Les guerres civiles de Syrie se prolongent depuis cinq ans en raison de l’ingérence de deux puissances régionales rivales : l’Arabie saoudite soutient l’opposition majoritaire sunnite au régime alaouite ; l’Iran est l’allié du clan de Bachar Al-Assad depuis un tiers de siècle (soit depuis la guerre entre l’Irak et l’Iran), la Syrie représentant via l’Irak une continuité territoriale vers le Liban et sa force de dissuasion contre Israël, le Hezbollah chiite. L’Iran est devenu, à la faveur de l’expédition militaire américaine en Irak en 2003, la première puissance non arabe d’Orient – une influence jugée intolérable par la Maison des Saoud, dont la légitimité comme gardienne des lieux saints de l’islam est récusée par le clergé chiite iranien.

La Turquie d’Erdogan a cru que les révoltes arabes lui offraient l’occasion de prendre le leadership politique d’un monde sunnite en rupture ; elle a donc appuyé les Frères musulmans. Cette ambition a échoué et Ankara tente d’enrayer la progression territoriale des forces kurdes d’Irak et de Syrie, uniques gagnantes des crises en cours. Seuls un accord de partage d’influence et un engagement vérifiable de non-interférence entre Riyad et Téhéran – une sorte de Yalta moderne – permettraient de mettre fin à ces conflits meurtriers. Comme le rappelle un proverbe persan, « il faut deux mains pour applaudir ».

Quant à Israël, qui s’est rapproché de Riyad pour contrer l’Iran, il a noté que les Palestiniens ne sont pas entrés dans le mouvement général de révolte de 2011. Avec l’arrivée de Donald Trump à Washington, la perspective d’une indépendance de leurs territoires s’éloigne définitivement. La diplomatie française semble être la seule, avec courage, à croire encore à une solution à deux États.

Quel est le jeu de Moscou, Washington et Paris depuis 2011 ?

Les États-Unis ont soutenu le changement de régime en Égypte, au grand dam de l’état-major militaire égyptien et de son sponsor saoudien, qui s’éloigne de son protecteur américain, après avoir donné refuge au Tunisien Ben Ali.

Le Kremlin voit toujours dans les révoltes populaires l’effet d’un complot occidental et a donc usé de son poids pour éviter à Bachar Al-Assad le sort de Kadhafi, avec l’accord de Washington qui juge que l’alternative d’une prise de contrôle par les djihadistes serait pire. La Russie, qui agit d’abord comme puissance régionale en Orient, son étranger proche, a utilisé la crise pour revenir dans le grand jeu du rétablissement d’une parité de statut stratégique.

Le désintérêt d’Obama pour la guerre civile syrienne (We don’t have a dog in this fight) lui a été vivement reproché en France. Nos dirigeants, après s’être trompés en Tunisie, ont adopté sur la Syrie une position fondée sur la certitude d’un effet domino, puis sur l’exigence préalable d’un changement de régime. Ce qui s’est révélé un échec complet. L’alignement de Paris sur les États sunnites, source de graves erreurs d’appréciation, devra faire l’objet d’un rééquilibrage après mai 2017, seul moyen de retrouver une influence perdue qui exclut Paris d’un règlement d’ensemble.

Enfin, le moment venu, il faudra chercher à savoir si le maintien de canaux de discussion entre les principaux États européens et le pouvoir de Damas (sur la base d’une analyse froide des rapports de forces, ainsi que des évaluations fournies par les minorités qui appuient encore le régime) aurait évité que Rakka ne devienne le centre des agressions meurtrières dirigées contre les citoyens de plusieurs pays européens depuis 2015. 

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