Cet étrange printemps commence au seuil de l’hiver, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, un bourg agricole du centre de la Tunisie. En conflit avec une policière qui a confisqué sa marchandise, un vendeur ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, âgé de 26 ans, tente de s’immoler par le feu. Il est transporté à l’hôpital dans un état critique, tandis que des habitants en colère, excédés par leurs conditions de vie, s’en prennent aux autorités.

Bouazizi, titulaire d’un baccalauréat, est l’exemple même du jeune chômeur déclassé, comme il y en a des milliers autour de lui. Si la Tunisie est l’un des dix pays qui ont le plus progressé en matière de revenu, d’éducation et de santé au cours des quarante dernières années, cela est loin de profiter à tout le monde. La famille du président Ben Ali, au pouvoir depuis 1987, est accusée de piller la Tunisie, et le caractère policier du régime devient insupportable.

Au cours des jours suivants, la colère s’étend à d’autres communes. Le 24 décembre, un homme est tué à Bouziane lorsque les forces de l’ordre ouvrent le feu sur des manifestants. Et le mouvement commence à gagner la capitale.

Dans une allocution télévisée, Ben Ali dénonce une « minorité d’extrémistes et d’agitateurs » à la solde de l’étranger. Cela ne fait qu’attiser la fureur des protestataires, à Tunis, mais aussi à Gafsa, à Sousse, à Kasserine… Le chef de l’État doit reprendre la parole, cette fois pour promettre « une meilleure prise en charge des catégories vulnérables ». Trop peu et trop tard.

La geste de Mohamed Bouazizi, décédé le 4 janvier des suites de ses brûlures, a trouvé un écho au-delà des frontières : à Alger et à Oran, la flambée des prix et le chômage provoquent des émeutes, réprimées dans le sang. En Tunisie même, les morts se comptent par dizaines après de nouveaux affrontements avec la police. Ni le limogeage du ministre de l’Intérieur ni l’instauration d’un couvre-feu dans la capitale et sa banlieue ne parviennent à juguler le mouvement.

Dépassé par la situation, le président tunisien multiplie les promesses, après avoir accusé son entourage de l’avoir « trompé » sur la nature des événements. « Dégage ! », répond la foule. Le 14 janvier, on apprend qu’il a fui en Arabie saoudite. Son avion a survolé Charm al-Cheikh, en mer Rouge, où se trouve l’une des résidences de son homologue égyptien, Hosni Moubarak. « Il aurait dû faire une escale et le prendre avec lui », disent les amateurs de nokats (« blagues ») au Caire.

C’est précisément à Charm al-Cheikh que se réunit le 19 janvier un sommet de la Ligue arabe, dont le secrétaire général, Amr Moussa, abandonne pour une fois la langue de bois. « Les citoyens arabes, déclare-t-il, sont dans un état de colère et de frustration sans précédent. » Cet Égyptien sait à quel point son pays s’agite depuis quelques mois. Un jeune blogueur, Khaled Saïd, a été battu à mort par des policiers. Cela a provoqué un mouvement de solidarité spectaculaire autour d’une page Facebook intitulée « Nous sommes tous Khaled Saïd ».

Mais l’Égypte n’est pas la Tunisie, soulignent les analystes. Malgré des similitudes évidentes (système autoritaire, atteintes aux droits de l’homme, corruption, chômage…), les deux pays diffèrent par la taille, la structure sociale et les bases sur lesquelles s’appuie le régime.

Le jour de la fuite de Ben Ali, des manifestations ont éclaté en Jordanie. On en signale ensuite au Yémen et au Liban. Même l’Arabie saoudite semble être gagnée par la contestation… Une contagion ? Depuis la mort de Mohamed Bouazizi, plusieurs immolations par le feu ont eu lieu en Égypte, en Algérie ou en Mauritanie. Les autorités religieuses sont mobilisées. « L’islam interdit catégoriquement le suicide, quelle qu’en soit la raison », déclare le porte-parole de l’université-mosquée d’Al-Azhar, au Caire, l’instance la plus prestigieuse du monde sunnite.

 

Place Tahrir, une révolution en direct

Le 25 janvier, en Égypte, c’est la fête de la police. Chaque année, un petit groupe d’opposants veut profiter de l’occasion pour « faire sa fête » à la police. Tentative dérisoire, qui n’a aucune chance d’aboutir et à laquelle personne ne prête attention. Mais, ce mardi 25 janvier 2011, encouragés par la chute de Ben Ali, les protestataires, qui se sont organisés par l’intermédiaire des réseaux sociaux, vont, à leur propre surprise, entraîner des milliers d’habitants du Caire. On joue au chat et à la souris avec les policiers anti-émeutes, déployés en force, qui répondent aux jets de pierres par des gaz lacrymogènes puis des tirs.

Des milliers de personnes ont convergé vers le midan Tahrir (« place de la Libération ») qui va bientôt mériter son nom. Les forces de l’ordre mettront plusieurs heures à en chasser les manifestants, dont certains reviendront pour y passer la nuit.

Les accrochages ne se limitent pas au centre du Caire. On en signale également dans des quartiers périphériques, et dans des villes aussi différentes que Suez, Assiout ou Mehalla al-Koubra. Bilan de cette journée historique (on parlera désormais de la « révolution du 25-Janvier ») : 3 morts et plus de 150 blessés.

En Égypte, contrairement à ce qui s’était passé en Tunisie et à ce qui se prépare en Libye, en Syrie et ailleurs, c’est en quelque sorte une révolution en direct. Pendant dix-huit jours, l’essentiel a lieu devant des caméras de télévision, sur la place Tahrir, devenue aussi célèbre que Tian’anmen.

Le soulèvement n’a pas de caractère idéologique. Ce n’est pas au nom du marxisme, de l’antisionisme ou de l’islam que des Égyptiens, de plus en plus nombreux, descendent dans la rue, mais pour réclamer liberté et karama (« dignité », « respect »), dénoncer les brutalités policières et la corruption.

Les Frères musulmans ne se joignent au mouvement que le quatrième jour, après avoir constaté sa réussite, en évitant de mettre en avant leur slogan habituel : « L’islam est la solution. » Les manifestants y ont répondu par avance, en scandant : « La Tunisie est la solution » ou « La démocratie est la solution ».

Pour mater cette rébellion, le pouvoir emploie d’abord l’intimidation et la force. Sans succès : la peur est vaincue. Moubarak joue alors le chaos, ordonnant aux policiers d’abandonner leurs postes. Pendant vingt-quatre heures, le pays est livré à des voyous, des détenus en fuite ou des provocateurs. Mais les habitants s’organisent pour défendre leurs quartiers et régler la circulation.

Moubarak demande à l’armée de prendre la relève. Les premiers chars qui font leur apparition dans les rues du Caire sont acclamés. Très habilement, les manifestants fraternisent avec les soldats, les mettant dans l’impossibilité de tirer sur la foule. La haute hiérarchie militaire, elle, voit dans ce soulèvement un moyen de se débarrasser de Gamal Moubarak, le fils cadet du président, qui passe pour son dauphin. L’armée craint en effet que ce civil, entouré d’hommes d’affaires, ne menace l’immense empire économique qu’elle gère en dehors de tout contrôle parlementaire.

La place Tahrir, transformée en village de tentes, s’est donné des hôpitaux de campagne, un journal, une radio, un espace pour les blogueurs, une garderie pour les enfants… Derrière un grand happening, on assiste à une forme d’union nationale. Riches et pauvres, musulmans et chrétiens partagent le même combat. Oubliant leurs différences, des étudiantes de l’Université américaine en jeans côtoient des islamistes voilées de la tête aux pieds.

Moubarak n’est pas Ben Ali. Les Occidentaux voient en lui un partenaire essentiel pour maintenir la paix dans la région. Et sa situation commence à les inquiéter sérieusement. Il reçoit néanmoins, le 29 janvier, un appui sans réserve de l’un des « poids lourds » du monde arabe, le roi Abdallah d’Arabie saoudite, ainsi que du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, du colonel Kadhafi et du roi Abdallah de Jordanie. Il faut dire que la plupart des dirigeants de la région se sentent plus ou moins menacés. À Khartoum, des étudiants bravent la police soudanaise pour dénoncer la partition du Soudan, tandis qu’au Yémen, des milliers de manifestants réclament le départ du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, et affrontent les défenseurs du régime dans les rues de Sanaa.

Si l’Égypte bascule dans l’islamisme, disait-on depuis des années, toute la région pourrait suivre. Nul n’imaginait qu’elle pourrait basculer… dans la démocratie. Elle n’en est pas encore là, en cette fin de janvier 2011, mais le vent semble souffler dans cette direction. On commence à parler d’un « printemps arabe ».

Seule la Syrie, verrouillée, paraît échapper à ce qu’on appelle vilainement la « contagion ». Bachar Al-Assad déclare ne pas se sentir concerné par ce qui se passe ailleurs : le parti Baas, qui contrôle le pays depuis un demi-siècle, est « très étroitement en phase avec les sentiments du peuple ». On verra ce qu’il en est quelques semaines plus tard…

Le 11 février 2011, dix-huitième jour du soulèvement égyptien, Hosni Moubarak est contraint par l’armée de s’exiler dans son palais de Charm al-Cheikh. Place Tahrir, où des centaines de milliers de manifestants sont présents, une clameur immense, interminable, salue son départ. On s’embrasse, on pousse des youyous, on pleure de joie. L’Égypte se sent redevenir oum al-donia, « la mère du monde ».

La foule de Tahrir danse, même sur les tanks. Mais on danse aussi sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, au milieu d’un concert de klaxons. À Doha (Qatar), des manifestants entonnent Biladi, l’hymne national égyptien. À Amman (Jordanie), on distribue des fleurs, sous les feux d’artifice. À Beyrouth (Liban), on débouche des bouteilles de champagne en embrassant des drapeaux égyptiens…

 

Un faux effet domino

En Tunisie, après la fuite de Ben Ali, un gouvernement d’union nationale a été formé et une amnistie générale décrétée. Ce qui permet le retour au pays de plusieurs figures de l’opposition comme Rached Ghannouchi, le dirigeant du parti islamiste Ennahdha, ou Moncef Marzouki, le fondateur du Congrès pour la République. Des élections libres sont prévues dans les six mois. En Égypte, le Conseil suprême des forces armées s’est engagé à assurer une transition démocratique. L’euphorie continue, même si les dix-huit jours de soulèvement ont fait des centaines de morts et des milliers de blessés.

Les régimes autoritaires du monde arabe vont-ils tomber l’un après l’autre, comme des dominos ? Le 14 février 2011, des opposants se rassemblent sur la place principale de Manama, capitale du Bahreïn, pour demander des changements. Cette pétromonarchie du golfe Arabo-persique d’un million d’habitants, dont une moitié d’étrangers, a été durement touchée par la crise financière de 2008. Mais les manifestants appartiennent essentiellement à la minorité chiite, défendue par l’Iran. Ils réclament, entre autres, la fin de la monarchie et la fermeture des bases américaines. C’en est trop pour l’Arabie saoudite qui intervient militairement le 14 mars et sauve le trône du roi Hamed Ben Issa.

Au Yémen, c’est bien pire. Dès le 27 janvier 2011, des manifestants exigeaient le départ du président Ali Abdallah Saleh. Des dizaines de personnes sont tuées lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. Lui-même blessé par un tir d’obus, le 3 juin, le dirigeant yéménite est conduit en Arabie saoudite pour y être soigné, mais il ne renonce pas à récupérer son fauteuil.

N’est-ce pas la fin de l’« exception arabe » ? Ces peuples, que l’on disait résignés, sont donc capables eux aussi de se révolter contre l’oppression, comme les Latino-Américains ou les Européens de l’Est. La région est bel et bien entrée dans la mondialisation, en se servant des réseaux sociaux, et même en donnant à ceux-ci une nouvelle fonction. « Facebook permet de planifier les manifestations, Twitter les coordonne et YouTube les communique au monde », explique le plus célèbre des internautes égyptiens, Wael Ghoneim. Ce ne sont pas pour autant des « révolutions Facebook », comme on l’a dit un peu vite : il a fallu descendre dans la rue, affronter la police, vaincre la peur.

Assiste-t-on à une répétition de ce qui s’est passé dans le bloc soviétique après la chute du mur de Berlin ? L’Europe de l’Est était sous la coupe d’une grande puissance totalitaire qui contrôlait tout un système. Rien de tel dans ce monde arabe très divisé politiquement, avec d’énormes disparités de revenus d’un pays à l’autre.

Au Maroc, Mohammed VI a su désamorcer le mouvement, notamment par un projet de réforme constitutionnelle, approuvé par référendum. En Jordanie, le roi Abdallah parviendra à éteindre provisoirement la contestation par une politique de la carotte et du bâton. Les monarchies pétrolières, elles, puisent dans la caisse à titre préventif : la population saoudienne reçoit, en février et mars 2011, quelque 130 milliards de dollars en aides diverses. D’autres pays, comme le Qatar et les Émirats arabes unis, vont carrément échapper à la « contagion ».

 

Des bombardiers occidentaux contre Kadhafi

Après la Tunisie et l’Égypte, c’est surtout la Libye qui retient l’attention. Le 15 février 2011, des policiers font irruption au domicile d’un avocat de Benghazi, Fathi Tirbil, qui assure la défense des familles des disparus d’Abou Salim, la prison de Tripoli où plus de 1 270 détenus ont été massacrés par des soldats en 1996. Ses dossiers, téléphones et ordinateurs sont saisis, et il est arrêté. En l’apprenant, plusieurs avocats et militants de droits de l’homme vont protester au siège de la direction centrale de la police, bientôt rejoints par des centaines de manifestants. Ils sont dispersés violemment par les forces de l’ordre. Le « printemps » libyen commence…

Une « journée de la colère » est annoncée sur Facebook pour le surlendemain. Les protestataires réclament ni plus ni moins le départ de Kadhafi, « doyen » des dirigeants arabes, au pouvoir depuis… 1969. Cette fois, les affrontements avec la police, à Benghazi et ailleurs, feront plusieurs dizaines de morts. L’Union européenne appelle sans succès le dictateur libyen à répondre aux « aspirations légitimes » de son peuple.

À Benghazi, un Conseil national de la transition a vu le jour. La rébellion prend les armes. Khadafi envoie des avions bombarder les insurgés. La Cour pénale internationale est saisie pour « crimes contre l’humanité ». Le baril de pétrole de la mer du Nord s’envole à près de 120 dollars.

Le président français, Nicolas Sarkozy, avait sous-estimé le soulèvement en Tunisie. Cette fois, poussé par le philosophe Bernard-Henri Lévy, il prend les devants : après avoir reconnu le Conseil national libyen comme seule autorité politique légitime, il persuade Londres et Washington d’intervenir militairement.

Le 17 mars, dans une résolution, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise le recours à la force pour protéger les populations civiles et crée une zone d’exclusion aérienne. Sous le commandement de l’OTAN, des avions commencent à bombarder les forces gouvernementales. Mais la Ligue arabe, la Russie et la Chine ne tardent pas à critiquer cet engagement, accusant la coalition d’avoir outrepassé le mandat de l’ONU.

Le 20 octobre 2011, Kadhafi tente de fuir la ville de Syrte lorsque son convoi est bombardé. Il trouve refuge dans un tunnel avec ses gardes du corps, avant d’être rattrapé par des insurgés. Officiellement, il a succombé à ses blessures, mais des images indiquent qu’il a été victime d’un lynchage. Sa mort met fin à l’intervention de l’OTAN. Celle-ci est aussitôt suivie d’affrontements entre milices, qui se disputent le contrôle de territoires locaux ou de divers trafics. La Libye apparaît alors pour ce qu’elle est : non pas un État, mais une agrégation de tribus. Et le chaos qui y règne déstabilise des pays voisins, ne serait-ce que parce que des camions remplis de fusils d’assaut, de mitrailleuses et de lance-roquettes, saisis aux forces gouvernementales, partent vers le Mali, le Tchad, le Soudan, le Niger, la Tunisie ou l’Égypte.

 

La Syrie à feu et à sang

C’est la Syrie qui va connaître le « printemps » le plus sanglant. En janvier et février 2011, elle semblait épargnée par la vague de contestation qui traversait le monde arabe. Des appels à manifester à Damas et à Alep n’avaient pas donné grand-chose. Mais, le 13 mars, quinze adolescents sont arrêtés à Deraa, une ville sunnite proche de la frontière jordanienne, pour avoir tagué des slogans anti-Assad. Leur transfert dans une prison de la capitale et les sévices qu’ils y subissent révoltent la population locale. Le siège du parti Baas et le palais de justice sont incendiés. La ville de Deraa est occupée par l’armée, tandis que la rébellion s’étend et se radicalise. Des milliers de protestataires descendent dans les rues de Damas, Alep ou Homs, et se heurtent aux forces de sécurité qui n’hésitent pas à tirer à balles réelles.

Contrairement à la Tunisie, l’Égypte et la Libye, où tous les musulmans sont sunnites, la Syrie est dirigée par une minorité alaouite, issue du chiisme. Le « printemps » y prend très vite la forme d’un conflit interreligieux, avec des interventions extérieures : si le clan Assad, qui gouverne d’une main de fer, est soutenu par l’Iran et le Hezbollah libanais, la rébellion bénéficie de l’appui de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie, auxquels se joignent des pays occidentaux.

Aucune des annonces de Bachar Al-Assad – comme l’abrogation de l’état d’urgence – n’a d’effet. Les « vendredis de la colère » se succèdent, à la sortie des mosquées, lors de la grande prière hebdomadaire. La répression est terrible. Trois mille soldats, accompagnés de chars T-55, pénètrent le 25 avril à Deraa. Des blessés sont achevés à l’hôpital, tandis que des protestataires sont exécutés dans le stade. Un garçon de 13 ans, Hamza Al-Khatib, disparaît au cours d’une manifestation organisée pour briser le siège de la ville. Son corps mutilé, couvert d’ecchymoses, sera rendu à la famille un mois plus tard. Une vidéo fera le tour de la Toile et l’enfant martyr deviendra une sorte d’icône de la révolution syrienne.

Le 30 juillet est annoncée la création de l’Armée syrienne libre, qui entend collaborer avec des forces kurdes dans le nord du pays. Dans les jours suivants, de furieux combats font une centaine de morts à Hama. Violences, répression et massacres en tout genre commis de part et d’autre conduisent de nombreuses familles à se réfugier dans les pays voisins : Liban, Jordanie ou Turquie.

La rébellion s’organise politiquement : un Conseil national syrien, réunissant une trentaine de mouvements, voit le jour en Turquie le 2 octobre. La France sera le premier État occidental à le reconnaître comme interlocuteur légitime, suivie par les États-Unis. Des sanctions internationales sont décidées contre le régime de Bachar Al-Assad dont le départ est exigé.

 

Les urnes sourient aux islamistes

Pendant que la Syrie se déchire dans le sang, on assiste à des avancées démocratiques – ou du moins à des solutions pacifiques – dans plusieurs pays.

Au Maroc, lorsqu’une nouvelle vague de manifestations survient au cours de l’été 2011, des élections législatives anticipées sont organisées. Elles donnent la victoire – et la direction du gouvernement – au Parti de la justice et du développement (islamiste), sans provoquer de drame.

En Tunisie aussi, le verdict des urnes est respecté. Si Moncef Marzouki devient président de la République en décembre 2011, c’est Hamadi Jemali, le numéro deux du parti islamiste Ennahdha, vainqueur des élections législatives, qui occupe le poste de Premier ministre.

L’Égypte, pour sa part, ouvre le procès public de Hosni Moubarak, de ses deux fils et de plusieurs dignitaires du régime déchu. Du jamais vu dans le monde arabe ! Les différents scrutins sont remportés par les islamistes, seules forces organisées du pays. Pour ne pas insulter le « printemps », on ferme les yeux sur certaines irrégularités. Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, est élu président de la République en juin 2012. Pour la première fois, le chef de l’État n’est pas issu de l’armée, et c’est un islamiste.

 

Assad sauvé par la Russie

En Syrie, les armes sont les seules à se parler. Après des semaines de bombardements, les forces gouvernementales reprennent le quartier de Baba Amro, à Homs, le 1er mars 2012. Trois mois et demi plus tard, les rebelles, qui sont dominés par des groupes islamistes comme le Front Al-Nosra, entrent à Alep. Pour sa part, le Conseil national syrien est au bord de l’implosion.

Au cours de l’été 2013, la France est sur le point d’intervenir militairement avec la Grande-Bretagne et les États-Unis après une attaque chimique dans la banlieue de Damas qui a causé la mort de plusieurs centaines de personnes. Mais Paris sera lâché par Londres et Washington.

La Russie entre alors en scène et, très habilement, occupe le centre du jeu diplomatique. Tout en continuant à soutenir fermement Bachar Al-Assad, elle propose de placer l’arsenal chimique syrien sous surveillance internationale, avant sa destruction. Le 27 septembre 2013, le Conseil de sécurité de l’ONU vote une résolution en ce sens. Assad est sauvé. Il ne pouvait pas mieux s’en tirer.

En Égypte, entre-temps, on célèbre une nouvelle « révolution ». Ne voulant plus des Frères musulmans, qui se sont montrés incompétents et trop gourmands, des millions de citoyens sont descendus dans la rue en juin 2013. L’armée, qui favorisait en sous-main cette vaste protestation populaire, en a profité pour déposer Mohamed Morsi et le mettre en prison. C’est la seconde fois en deux ans et demi qu’un chef de l’État est renversé !

La répression sanglante d’un rassemblement islamiste au Caire ne tarde pas à entacher cette opération aux apparences démocratiques. Il est clair désormais que le pouvoir appartient à l’armée. Parce qu’il est très populaire, mais aussi parce qu’il a fait arrêter tous les opposants, le maréchal Sissi aura en mai 2014 une élection… de maréchal à la présidence de la République. Il sera néanmoins confronté à des attentats, une inquiétante guérilla djihadiste dans le Sinaï et une situation économique très difficile, faute de touristes notamment.

Les événements d’Égypte ont incité à la prudence les Frères musulmans tunisiens. Ils renoncent à présenter un candidat à l’élection présidentielle de décembre 2014 qui est remportée par Béji Caïd Essebsi (88 ans), chef du parti Nidaa Tounes. Cela ne les empêchera pas de se rapprocher ensuite de cette formation politique très divisée, dont la laïcité apparaît plus floue, et d’être associés au pouvoir. Le Nobel de la paix 2015 sera attribué à quatre institutions qui ont œuvré pour cette transition pacifique : la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Ordre national des avocats, le principal syndicat des travailleurs et le syndicat patronal.

 

Un nouvel ennemi : l’État islamique

Avec la chute des Frères musulmans en Égypte, le Hamas palestinien a perdu l’un de ses soutiens les plus précieux, alors qu’il avait déjà rompu avec le régime de Damas. Il se laisse pourtant entraîner dans une guerre désastreuse contre Israël en juillet-août 2014. Dix jours de raids aériens suivis d’une offensive terrestre font de nombreuses victimes et des dégâts considérables à Gaza. Cette prison à ciel ouvert sort exsangue du conflit, malgré « la victoire » revendiquée par le Hamas.

Le désespoir des Palestiniens, persuadés qu’ils n’auront jamais un État, s’exprime ensuite par l’« intifada des couteaux ». En sept mois, plus de 350 attaques à l’arme blanche sont commises contre des Israéliens en Cisjordanie. Elles font 34 victimes, mais aussi quelque 200 morts du côté des assaillants, généralement tués sur-le-champ par les forces de sécurité.

Mais qui se soucie désormais du conflit israélo-arabe ? Toute l’attention se porte sur Daech (acronyme de l’État islamique en Irak et au Levant), dont le chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, s’est autoproclamé calife. Contrairement à l’organisation Al-Qaïda sur laquelle il prend progressivement l’ascendant – Oussama Ben Laden a été tué le 2 mai 2011 au Pakistan par un commando américain –, ce nouveau mouvement possède une base territoriale : il contrôle une vaste zone à cheval entre l’Irak et la Syrie, tout en s’implantant dans d’autres endroits comme le Sinaï égyptien, où le principal groupe armé lui a fait allégeance.

Si les avancées démocratiques du « printemps » avaient été un désaveu pour les djihadistes, l’hiver dans lequel s’enfonce une partie du monde arabe est, au contraire, un redoutable argument en faveur de leurs méthodes violentes. L’État islamique ne se contente pas de contrôler un territoire et d’y imposer un mode vie moyenâgeux : il organise ou suscite des attentats meurtriers dans les pays qui le combattent. C’est le cas de la France, plusieurs fois endeuillée, mais aussi de l’Égypte et, indirectement, de la Russie : le 31 octobre 2015, les 224 occupants d’un Airbus à destination de Saint-Pétersbourg périssent dans l’explosion de l’appareil au-dessus du Sinaï.

La Tunisie, qui apparaît comme le seul pays arabe ayant réussi une transition politique, n’échappe pas au terrorisme : les attaques commises en 2015 au musée du Bardo puis dans une station balnéaire près de Sousse détournent les touristes et affectent considérablement son économie.

Le chaos qui règne en Libye conduit de nombreux migrants africains à transiter par ce pays, dans des conditions souvent terribles, pour tenter ensuite de rejoindre l’Europe par la mer. Plus de quatre mille hommes, femmes et enfants ont trouvé la mort dans des naufrages au cours des dix premiers mois de 2016.

Tout cela incite les Occidentaux à vouloir détruire l’État islamique, quitte à servir ainsi le régime de Bachar Al-Assad. Alors que la Russie lui apporte un appui militaire direct en bombardant indistinctement tous ses adversaires, les États-Unis et leurs alliés s’en prennent à Daech et soutiennent activement la reconquête de Mossoul par les troupes irakiennes et les combattants kurdes à partir du 17 octobre 2016. L’objectif suivant est la ville syrienne de Rakka, dont le calife autoproclamé a fait sa capitale.

Nul n’avait prévu que les soulèvements dans le monde arabe se solderaient, au bout de cinq ans, par l’émergence de l’État islamique, un recul des libertés dans certains pays comme l’Égypte, la guerre au Yémen, le chaos en Libye, un effroyable bain de sang en Syrie, des millions de réfugiés… Mais, dès les premiers nuages du « printemps », un enseignement était tiré par les peuples concernés : à savoir qu’il ne suffit pas de renverser un régime autoritaire pour se retrouver en démocratie. 

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