Ahmad éteint le moteur. L’embouteillage, monstre, s’éternise. Ponts aériens et autoroutes encerclent Téhéran, la mégapole la plus américaine du Moyen-Orient. La jumelle pauvre de L.A., conglomérat de gratte-ciel et de centres commerciaux pour millionnaires, étouffe sous un ciel bas et gris, malgré les parcs verdoyants qui consomment des milliers de mètres cubes d’eau, l’élixir rationné pour les citoyens. 

Du rétroviseur pendent les fétiches d’Ahmad : portrait plastifié de l’imam Ali, pendentif zoroastrien de Faravahar, chapelet et croix dorée, étoile de David ! L’étoile est le cadeau d’un client VIP, M. Haroun Yashayaï, quatre-vingts ans, producteur et pionnier du septième art iranien. Considéré comme la mémoire vivante de la communauté juive iranienne, Yashayaï « est un patriote qui adore son pays », dit le chauffeur. Il l’admire avant tout pour ses lettres ouvertes adressées « aux petits puissants Ahmadinejad et Benyamin Netanyahou » ! L’ex-président iranien nie l’Holocauste et l’actuel Premier ministre israélien refuse le droit à l’existence d’un peuple. Ils se valent. Voilà le message du Juste qui pratique la tolérance comme hygiène de vie et espoir d’avenir, résume Ahmad. Le vieux sage talmudique n’élève jamais le ton mais dénonce inlassablement le massacre des civils au Yémen ou en Syrie, le martyre des Palestiniens et la politique belliqueuse des faucons israéliens. Sa voix ébranle les consciences mais Ahmad préfère les injures quand il s’agit du trio Trump, Ben Salman, Netanyahou. « Après l’Irak et la Libye anéantis par ce salopard de Bush, c’est l’Iran et le Liban qui sont visés par ce fils de p… de Trump et ses chiens saoudiens ! C’est pas moi qui le dis. Oliver Stone l’a affirmé haut et fort lors du festival du cinéma de Fajr il y a une semaine ! »

Le trafic reprend au compte-gouttes. Le taxi slalome entre 4 × 4 et véhicules déglingués. « Et pourquoi les mollahs dépensent-ils des milliards de dollars en Syrie et au Liban alors qu’on crève ici ? », lance, excédé, le jeune passager assis à ses côtés. « Marchands de quatre saisons et diplômés font la manche sur les trottoirs, dans le métro et le bus ! Je sais de quoi je parle. » Le client descend au carrefour et Ahmad bredouille : « Ce crétin m’a pris pour un pro-mollahs ? Je suis sur le réseau Telegram de M. Zibakalam, moi ! J’ai contribué à sa campagne de collecte de dons, moi ! »

Ce très populaire professeur de science politique de l’université de Téhéran, qui a rassemblé en moins d’une semaine 400 millions de toumans pour les victimes des tremblements de terre – quatre fois plus que les organisations humanitaires inféodées au gouvernement –, est un homme public dont la voix compte et porte. Lauréat 2018 du Prix de la liberté d’expression de la Deutsche Welle, il informe et analyse l’actualité sur les réseaux sociaux, documents à l’appui. Ses conférences font salle comble et son audience se compte en millions d’âmes. Lucide et concerné, il dénonce la politique suicidaire des conservateurs qui prônent la reprise du programme nucléaire, la corruption du gouvernement et les abus du pouvoir judiciaire qui vient de le condamner à deux ans d’emprisonnement avec sursis pour délit de « propagande contre le régime ». L’homme joint l’acte à la parole : il prend garde de ne pas piétiner les drapeaux américains et israéliens peints sur les marches de l’université islamique Azad, où il enseignait également avant d’être mis à la porte. Les vidéos diffusées sur Telegram le montrent escaladant les rampes d’escalier en acrobate aguerri.

« Les coups de gueule de Zibakalam n’ont aucun impact sur nos vies ! assène une passagère d’un ton las. Depuis la décision de Trump, les commerçants ont augmenté d’office leurs produits de 2 à 5 %. » La dame remet le foulard qu’elle avait enlevé dans le taxi et descend à son tour. L’atmosphère électrique de la rue révèle l’inquiétude ambiante, sourde et pesante.

On ne parle plus. On pense. Les mois à venir seront imprévisibles. Explosion populaire, recours à la répression, renforcement des durs, chute du modéré Rohani, coup d’État des Pasdaran… Tout n’est que rumeurs, spéculations, murmures de bazar. 

« Mort aux ouvriers, vive le dictateur ! » scandent les manifestants à travers le pays pour obtenir les salaires impayés depuis des mois. Ce slogan serait prémonitoire selon certains ! Le régime ne sous-estime jamais les rapports de force malgré « les excités de service » qui brûlent le drapeau américain au sein du Parlement ; comme auparavant, il s’entendra avec le Grand Satan au détriment du peuple lobotomisé, affirment d’autres. 

Il est aussi des optimistes qui pensent que le problème iranien serait le moteur d’une Europe politique, inexistante pour l’heure. Mais le temps presse. Si l’Europe échoue et l’ouverture tarde, la fuite des cerveaux s’accélérera, l’État policier se renforcera et la société civile en pâtira. Des ONG et des activistes écologistes dans le collimateur des services secrets – au moins onze militants sous les verrous depuis janvier, dont un « suicidé » –, voilà qui n’augure rien de bon alors que la Terre-Mère grabataire est assoiffée et asphyxiée. 

Le Faravahar ailé tinte contre la croix dorée et éclaire le sourire de l’imam Ali. « Dieu est grand, comme l’est ce pays, il le protégera », dit Ahmad en empochant la course. Dieu aura-t-il toujours le dernier mot dans ce pays ? 

 

Téhéran, 21 mais 2018

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