J’évoquerai plus loin les laures, la largeur du Dniepr ou la statue de la Mère-Patrie brandissant son épée de neuf tonnes au-dessus de la ville. Kiev ne manque ni de superbe, ni de charme, ni de gloire. J’évoquerai plus tard Maïdan et Tchernobyl. J’aimerais pourtant commencer par la gare de Kiev-Passajyrsky, vaste hall où résonne en ukrainien toute la toponymie du pays. Passerelle au-dessus des innombrables rails, terminus de tous les trains et départ vers toute l’Ukraine. Les chemins de fer mirent plus tard, pour la coupe d’Europe de football, des express diurnes direction Kharkiv ou Donetsk. Avant ces investissements, on ne pouvait rallier la capitale qu’au roulement des vieux wagons-lits. On traversait dans l’obscurité les fertiles terres noires, on comprenait qu’on passait le Dniepr au son métallique des ponts, on marquait quelques arrêts le long de quais mal éclairés. Par la fenêtre embuée, les noctambules voyaient les voyageurs se presser, chargés de leurs colis. Quelques adieux et embrassades avant le coup de sifflet, les nouveaux venus calaient leurs bagages dans les coffres, sous les banquettes. Ils chuchotaient pour ne pas réveiller les dormeurs, puis le silence retombait, rythmé par les bogies comptant les rails. Les compartiments étaient immanquablement surchauffés, les voisins ronflaient. On cherchait parfois longtemps le sommeil.

Au petit matin, la chargée du wagon réveillait les passagers bien avant l’heure. Elle allumait les lumières, annonçait : « Kiev, terminus. » On émergeait d’un rêve, on se frottait les yeux. L’aube se levait derrière un vieux carreau et les passagers s’activaient déjà pour rendre les draps. Devant les toilettes se formaient des files d’attente de gros bras en débardeur et de femmes en pyjama. Les visages encore endormis se chargeaient de fard, les filles se pomponnaient, les hommes serraient leur cravate. Il s’agissait d’être présentable pour Kiev. Chacun avait ses affaires à la capitale. La banlieue apparaissait aux fenêtres et l’on se hâtait dans tous les trains, d’où qu’on vienne. Des dizaines de convois convergeaient chaque nuit de toute l’Ukraine, d’Odessa, de Kharkov – ou Kharkiv, c’est selon –, de Marioupol, de Lviv, que sais-je. Et d’où qu’on vienne dans ce pays, de Galicie ou du Donbass, on parvenait à l’aube à la capitale, dans cette même gare par laquelle tant de Kiéviens ont évacué en mars dernier. On sortait de ce hall immense qui crachait ses provinciaux dans la ville, en pâture aux chauffeurs de taxi sans scrupules.

Le hall principal de la gare de Kiev-Passajyrsky, août 2016 © Vincent Mundy/Bloomberg / Getty

Kiev n’est pas démesurée et n’a rien d’une mégalopole. Elle n’en reste pas moins une capitale, avec tout ce que cela suppose d’institutions, d’établissements de prestige, de sièges d’entreprise, d’espoirs. On y accourt des quatre coins du pays pour tenter d’y réussir des études, une carrière, un mariage, un divorce peut-être… Les perspectives ne sont pas toujours riantes au fin fond de l’Ukraine, dans les bourgs sinistrés et les villages promis au chômage. Alors, on monte à Kiev et c’est un bonheur d’y voir toute l’Ukraine s’y rencontrer, se féconder au-delà des inimitiés supposées et des régionalismes exacerbés. On y montait depuis la mer Noire comme des Carpates ou de Bucovine. Les gens, les jeunes, se fondaient dans cette ville en voyant parfois encore plus loin. Kiev a toujours été le tremplin des vagues d’émigration qui ont saigné ses forces vives. Celle provoquée par la guerre ressemble à un véritable tsunami.

J’ai aimé cela à Kiev, que se côtoient ceux du Donbass et ceux de Galicie, que, souvent, les gens aient d’autres racines, d’autres origines que les quartiers historiques et

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