2 octobre 1914

Mon petit frère chéri,

 

Ta lettre m’a vivement ému. Nous traversons un dur moment de notre vie. La parade des sentiments profonds n’est pas notre affaire. Nous avons le respect de ce que nous ressentons. Pourtant il y a des jours où il faut se dire une parole, comme tu as fait. Je suis content que tu aies déchiré le léger voile dont nous enveloppons tous deux notre affection.

Je t’aime de toute l’affection de mon cœur. Il n’y a pas autre chose à dire. Et parce que je t’aime ainsi, je souffre de te voir au feu. J’aurais dû (je me le dis souvent) t’empêcher d’y aller, au lieu de seconder ton désir et je me ferais de bien amers reproches s’il t’arrivait même un simple accident. Cette pensée m’obsède depuis que tu es parti. Écris-moi quand tu pourras, cela me sera bon. Ce que tu feras de bien – et tu feras de très bien – mon petit, c’est toi qui le feras et nul autre.

Je ne puis te dire cela sans songer à ceux qui nous ont aimés, choyés et faits ce que nous sommes. Jusqu’à mon dernier souffle je donnerai une pensée d’amour à notre chère Maman.

Ma vie s’arrêtera un de ces jours. Il y a des jours où je voudrais bien que ce fût fini.

Pas un mot de plus.

Ta lettre est très intéressante parce que tu m’y fais vivre ta vie. Tu m’as écrit au moment où tout semblait marcher à souhait. Il y a eu un ralentissement depuis.

On m’affirme que nous avons plus d’hommes que les Allemands. S’il est vrai qu’ils aient des masses considérables en Prusse orientale, je ne comprends pas qu’ils puissent nous tenir en échec chez nous quand ils ont assez de monde en Belgique pour bombarder Anvers.

À Bordeaux, c’est moi qui suis bombardé. […]

Je vais profiter de mes vacances pour aller faire un court voyage à Saint-Jean-de-Luz. J’irai surprendre Marthe en lui demandant de me donner un matelas pour une nuit. Je repartirai le lendemain. Je te donnerai des nouvelles au retour. Nous avons des nouvelles de René, qui est très allant. Je ne sais pas ce que je ferais de sa mère s’il lui arrivait quoi que ce soit. On les a amenés, l’autre jour voir fusiller un homme qui avait abandonné son poste. L’enfant a été atrocement remué. Sais-tu que Jean Raiga1 a été décoré pour avoir, ayant un bras cassé, continué de commander des hommes sous le feu. On annonce la mort de Guy de Cassagnac2. Son frère est blessé3. Lettre de Paul qui raccommode les canons cassés. Rien de nouveau de ce côté-là. Sophie et Thérèse sont chez Michel qui ne pourra pas retourner au front avant un mois. Il marche avec une seule béquille, mais c’est une de trop.

Et puis je te prends dans mes bras, mon cher petit frère.

1. Petit-neveu de Georges Clemenceau.

2. Écrivain et journaliste (1882-20 août 1914), il a repris avec son frère, à la mort de leur père en 1904, le journal bonapartiste L’Autorité. Mobilisé en tant que sous-lieutenant de réserve, il est tué à Fonteny.

3. Paul-Julien de Cassagnac (1880-1966), publiciste, sera député du Gers en 1919.

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