Dans l’esprit et le cœur du Tigre, la guerre de 1870 a définitivement terni l’image de l’Allemagne. Mais avant celle-ci, sous le Second Empire, la Prusse bismarckienne fut vécue par Georges Clemenceau comme une terre de liberté culturelle et artistique. Ainsi, sa riche bibliothèque manifeste un intérêt constant pour la culture allemande, même s’il ne lit que des ouvrages allemands traduits, preuve de son échec dans l’apprentissage de cette langue. Clemenceau a acheté et lu tous les livres qui ont dominé les échanges de librairie entre la France et l’Allemagne de 1840 à 1914. Parmi ceux-ci, les textes de Goethe et du poète-écrivain Henrich Heine sont les plus nombreux. Faust, l’œuvre majeure de Goethe, est présente sous la forme de six éditions.

Clemenceau, amoureux de la Grèce, reconnaît dans le mythe de Faust un Prométhée moderne, oublieux, dans son pacte avec le diable, de la morale et de la religion pour mieux construire un avenir de lumière. Rangés sur les étagères de son appartement parisien, les onze ouvrages de Heine dévoilent non seulement sa prédilection pour la poésie mais révèlent aussi l’affection que Clemenceau porte à ce poète, le « Prussien libéré », membre du mouvement littéraire et politique la Jeune-Allemagne, chantre des origines et des caractères communs de la culture des peuples français et allemand. Clemenceau possède également quelques livres spécialisés dont le plus emblématique est L’Histoire romaine de Theodor Mommsen. Ainsi, dans la tradition intellectuelle française, il utilise les documents et les récits historiques pour construire ses représentations et son interprétation du monde. Car en France – à la différence de l’Allemagne jusqu’à son unification en 1870 –, la fondation de l’identité nationale n’est pas affaire de littérature. Ce rôle est dévolu à l’histoire. Et Clemenceau, pétri par le souvenir de la Révolution française, s’appuie tout naturellement sur Michelet, Quinet, Cousin et Renan.

Leurs ouvrages ont fabriqué son image de l’Allemagne : celle d’une nation résolue, de grande culture, un pays « du règne de la raison a priori ». Mais, avec le conflit de 1870, l’Allemagne laisse dans l’univers mental et affectif de Clemenceau une plaie ouverte, comme il l’exprime dès les premières lignes de Grandeurs et misères d’une victoire, en 1929 : « J’appartenais à la génération qui avait vu perdre l’Alsace-Lorraine, et je ne pouvais m’en consoler. »

Les stigmates de la guerre de 1870 font du peuple allemand vainqueur une « race froidement violente ». Les Allemands sont condamnés au soupçon et à la vigilance des autres. 1870 et 1914 séparent irrémédiablement Clemenceau et les « Boches ». Malgré tout, jusqu’à sa mort, Clemenceau peut revendiquer son compagnonnage littéraire avec le docteur Faustus. En effet, si, en Allemagne, la guerre porte atteinte au prestige de Goethe (qui, n’étant pas nationaliste, se révèle politiquement peu utile), à l’étranger, et particulièrement en France, la distinction s’opère entre l’esprit de Goethe et le pangermanisme offensif. Il en est de même sur le front où, loin des états d’âme de l’élite, de nombreux soldats allemands descendent dans les tranchées avec Faust dans la besace. Sans le vouloir, ils autorisent symboliquement Clemenceau à poursuivre sa pacifique conversation avec Faust, un Allemand, héros universel de la liberté triomphante. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !