Difficile de s’en étonner, dans des sociétés à qui l’on vend désormais des rêves acidulés de start-up nation et où c’est un petit pouce bleu fièrement levé qui est chargé de tisser du lien entre les individus sur Facebook, le pessimisme a mauvaise réputation. Une humeur des anciens temps. Un passeport pour l’échec et la solitude. Un manager digne de ce nom ne peut arriver devant son staff la mine sombre. Un essayiste chargé de dispenser des conseils de vie ne peut raisonnablement vendre de la circonspection ombrageuse en tête de gondole. Ne parlons même pas d’une animatrice de télévision qui déciderait d’arborer une contenance mélancolique en lieu et place du sourire extatique de rigueur. 

Le pessimisme est rarement envisagé dans notre civilisation comme un surcroît de lucidité, une précaution éventuellement sage face aux aléas de la vie. Les jouissances secrètes du cafard y sont de même rarement célébrées. Pourtant, qui n’a jamais éprouvé le plaisir méconnu qu’il y a à ruminer de sombres anticipations, pour se prémunir encore mieux des mauvais coups du sort bien sûr, ne sait pas grand-chose de la félicité.

Ce genre de sagesse-là, ô combien plus sophistiqué que celui des revendeurs ordinaires de bonheur en librairie, Schopenhauer en reste l’un des maîtres. Inspiré par le stoïcisme autant que par les moralistes du Grand Siècle, et plus encore par l’hindouisme, le vrai, celui des Upanishads, dont il lisait une page chaque soir avant de dormir, le philosophe allemand mena une véritable guerre à l’optimisme, hygiène morale préférée des imbéciles. Rien de plus consolant que le pessimisme le plus noir, pour l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation.

Tous les malheurs des hommes venant de leur propension à s’attacher à des choses qui leur seront un jour retirées, et à des gens qui ne manqueront pas à l’avenir de les décevoir, se livrer à des prévisions trop positives expose à de sérieuses déconvenues. Mieux vaut se barder de pressentiments funestes que se bercer d’illusions qu’il faudra un jour s’arracher à mains nues. Mieux vaut tirer l’essentiel de sa joie de soi-même que de se tourner avec confiance vers ce que la vie semble nous promettre, et qu’elle ne tiendra jamais. Une anticipation joyeuse est forcément une pensée trompeuse, si l’on devait résumer la pensée de Schopenhauer sur ce point.

On pourra certes se dire qu’après tout, être un imbécile heureux, optimiste et conquérant, n’est pas si grave, et sûrement pas la plus désagréable façon de s’illusionner qu’offre l’existence. Ce serait décidément méconnaître les plaisirs cachés dont un tempérament pessimiste sait secrètement se payer. Gilles Deleuze n’était manifestement pas insensible à ceux-ci, comme un passage de L’Abécédaire le révèle. Ainsi y entend-on le philosophe faire l’éloge de la plainte, vanter les mérites du lamento, ou encore célébrer l’hypocondrie, comme source de béatitudes inaperçues du grand nombre. Se plaindre ou s’inquiéter à voix haute est une façon de se dire à soi-même, « quelque chose risque de me briser, c’est trop grand pour moi », et de s’inscrire ainsi dans le long cortège consolateur des anciennes complaintes populaires, de la plainte des prophètes, du chant des pleureuses. D’une certaine façon, c’est déjà de « la joie à l’état pur » conclut sans détour le philosophe. L’optimisme est décidément un plaisir pour les gens trop simples. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !