Que dire des moments d’optimisme dans notre histoire ?

Je distinguerai les instants paroxystiques des périodes plus longues qui peuvent porter un optimisme collectif durable. Un facteur commun est généralement le sentiment d’une certaine unité nationale : les querelles intestines ont tendance à s’effacer un peu, alors, devant l’idée d’un devenir partagé.

Commençons donc par les moments brefs.

J’en vois deux types : la fin d’un drame d’abord, et ensuite l’incarnation de l’espérance d’un monde meilleur. La fin d’un drame, c’est l’entrée d’Henri IV à Paris en 1594 : il donne au pays le sentiment qu’on va en finir avec l’horreur des guerres de Religion ; l’édit de Nantes s’annonce. On peut évoquer aussi le 11 novembre 1918 ou le 14 juillet 1919, moments de joie collective.  De même, bien sûr, la Libération de Paris en août 1944, ou le 8 mai 1945 qui marque la fin de la guerre. Dans la même catégorie, je citerai de Gaulle arrivant au pouvoir en 1958. Non pas qu’il ait encore fait la paix en Algérie, mais soudain on entrevoit comme possible la fin du tunnel, sans guerre civile. Voici des sorties de drames intestins.

D’autres moments portent une espérance plus spécifique ?

Ce sont ceux qui incarnent la perspective d’un monde meilleur, où l’on vivra mieux ensemble, soi-même et ses descendants. Voyez la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. L’idée de l’unité est affirmée avec une grande force, notamment par le serment de La Fayette, commandant de la Garde nationale : « Demeurons unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité », dit-il. La reine montre le Dauphin : « Voilà mon fils, il s’unit, ainsi que moi, au même sentiment. ». Au même chapitre, mentionnons les journées de 1848, de février jusqu’au drame du mois de juin. L’espoir s’impose qu’on pourra faire régner la fraternité, un mot qui fait florès et s’installe définitivement dans la devise nationale. Les prêtres viennent bénir les arbres de la liberté : unité ! 

Vous distinguez de ces instants d’optimisme des périodes plus longues. Comment les caractériser ?

On croit alors au progrès, comme dans les années 1880-1890, lorsque les expositions universelles expriment avec éclat la conviction que la science est vouée à permettre et à nourrir un progrès moral, un mieux-être collectif. Saint-Just, dans une formule fameuse, parlait déjà du bonheur comme d’une « idée neuve en Europe ». Le voilà donc possible ! En cette fin du XIXe siècle, des tempéraments aussi différents que Jaurès et Clemenceau, qu’on oppose d’ordinaire, se rejoignent à cet égard. Jaurès célèbre les chances de dépasser le capitalisme. Clemenceau, pour sa part, est pessimiste à court terme sur le comportement de ses semblables, mais optimiste quant aux progrès de l’humanité sur la longue durée, sur l’épanouissement de l’individu apportant sa pierre à sa place et à son tour. L’un et l’autre, chacun à sa façon, croient à un monde meilleur dans l’avenir, à condition que l’on parvienne à maîtriser les excès de la Révolution industrielle. On retrouve pareille inspiration dans l’œuvre de Jules Verne : la science apportera le bonheur. Le journaliste et caricaturiste Albert Robida, vers 1890, dessine le XXe siècle qui s’ouvre comme marqué par une sorte d’allégresse, grâce à la technique en marche. Son contemporain le savant Marcellin Berthelot annonce que les merveilles de la chimie apporteront à coup sûr une paix durable à la planète entière.

L’optimisme d’un pays peut-il être isolé ?

Non ! Le regard des autres peuples est essentiel. Voyez comment, ces jours-ci, The Economist saluait en couverture cette France capable de faire surgir un jeune président – marchant sur les eaux ! – au moment où l’Angleterre paraît se déliter. On le ressent en 1790, lors de la Fête de la Fédération : toute une génération salue, en Europe, contre les monarchies, une France qui a eu l’incroyable audace de proclamer les droits de l’homme pour l’humanité tout entière. Avec l’Exposition universelle de 1889, la France, accueillant des millions de visiteurs étrangers, sent qu’elle échappe enfin à son isolement diplomatique, fruit vénéneux de sa défaite de 1870-1871. En mai 1945, la geste gaullienne réussit à inscrire la France parmi les vainqueurs, ce qui aurait paru une chose presque extravagante lors de l’effondrement de juin 1940. Optimisme !

Ces périodes ou ces événements heureux peuvent-ils jamais concerner vraiment la nation tout entière ?

Évidemment non, et c’est là une restriction majeure, qui met en cause les images d’Épinal. En dépit de l’unité qui s’affiche, des réticences se dissimulent à peine, sinon de francs refus, des douleurs, des indignations explicites. Dès 1790, bien des aristocrates, bien des prêtres s’angoissent et se préparent à un exil intérieur. L’allégresse qui accompagne le 11 novembre 1918 et le 14 juillet 1919 n’efface pas le malheur des centaines de milliers de femmes en noir. Au moment de la victoire du Front populaire, moment de liesse pour tant de Français (Simone Weil l’a évoqué magnifiquement), beaucoup de bourgeois sont inquiets, parfois terrorisés, et on ne peut évidemment pas parler d’unité nationale : l’optimisme est… de classe. En 1945, n’oublions pas le nombre des vichystes refoulés. L’unanimité n’existe pas. C’est peut-être la fonction sociale des intellectuels, des écrivains, que de bousculer les optimismes, même lorsque ceux-ci semblent dominer, provisoirement, dans la société. Je songe par exemple, pour la fin du XIXe siècle, à tous les chantres de la « décadence ». Une autre observation s’impose : les moments, les périodes dont nous parlons sont d’ordinaire embellis rétrospectivement – quand le ciel s’assombrit, bien sûr, quand des drames ultérieurs surviennent mais aussi, plus simplement, en raison de notre pente habituelle pour cette paresseuse conviction (chez les vieillards en particulier) que « c’était mieux avant ». L’optimisme de 1919 (la « Der des Ders » avant les « Années folles ») est enjolivé après coup, par contraste avec les nouveaux drames des années 1930. Le moment de bonheur de mai-juin 1936, à gauche, prend rétrospectivement des couleurs plus belles encore quand la guerre survient à nouveau. 

Beaucoup de subjectivité dans tout cela, en somme ?

Évidemment – et le degré d’optimisme est difficile à mesurer parmi la diversité des témoignages contemporains ou ultérieurs. Même si, depuis peu, les sondages sont éclairants. Avant l’invention du « Gallup », dans les années trente, l’historien se doit d’être fort prudent. Après cette date, les sondages peuvent dire plus précisément ce que les gens espèrent pour la suite de leur vie et celle de leurs enfants, établir une sorte de baromètre du bonheur collectif, et des angoisses. Non sans surprises : songez qu’en 2013, les Français interrogés se montraient plus pessimistes pour leur avenir que les Irakiens ou les Afghans… La notion d’optimisme, de bonheur, file aisément entre les doigts. Il paraît que le jour où Emmanuel d’Astier de La Vigerie se hasarda à demander à de Gaulle : « Qu’est-ce que le bonheur pour vous ? », il s’entendit répondre : « Mais enfin, d’Astier, vous ne croyez pas à ces sornettes ? »

Où situeriez-vous le « moment Macron » parmi ces bouffées d’optimisme ?

Quelques-uns des critères que j’ai posés paraissent aujourd’hui réunis. Le regard des autres peuples, est, pour l’heure, très favorable. À l’intérieur du pays, on distingue chez beaucoup une aspiration à l’unité, en dépit de l’opposition des extrêmes – aspiration que reflète le succès notable des tout nouveaux « marcheurs », transcendant, au moins provisoirement, les clivages antérieurs. Je songe à cette formule de Mme de Staël (qui est à la mode cette année) : « La monarchie limitée a toujours été dans le vœu des Français. » Notre Constitution, une fois de plus, montre sa précieuse capacité d’adaptation à des conjonctures inédites. Le jeune président incarne, sa chance servant sa détermination, la perspective d’un retour à une certaine prospérité économique. Il signifie l’espoir d’un effort collectif, y compris à hauteur de l’Europe affichée comme volonté, avec l’ambition de combiner des libertés plus larges et des solidarités plus inventives. On ne saura qu’après coup si cette période aura été le tremplin de nouvelles ardeurs bousculant les chagrins ambiants, et si on en aura un jour la nostalgie. Quoi qu’il en soit, un moment de bonheur est toujours bon à prendre ! 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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