Nous serons un jour des rouages
Qui ne songeront qu’à bien faire ;
Nous serons en cuivre et en fer,
          Mais pas en âme.

Nous transmettrons exactement
La force qu’on nous confiera.

Ce que nous prendrons aux volants
Nous le passerons aux courroies.

Nous n’en garderons même pas
De quoi nous tordre une pensée.

Nous rêverons d’atténuer
Nos grincements, et de les fondre
En rumeur huileuse et glissante.
Nos corps suinteront un silence
Gras et saturé d’énergie.

Nous consentirons à la joie
Lasse et femelle d’être agis.

Toutes nos palpitations,
Nos montées de sang et de lymphe,
Nos flux de nerfs, nos bonds de muscles,
Tous les mouvements qui s’étreignent
En hâte, dans des chambres chaudes,
Aux étages de notre chair,
Ne seront plus qu’un tremblement
De pièces qui s’emboîtent juste
Et qui forcent l’une sur l’autre.

Nous serons en acte et en fer.

Extrait de La Vie unanime, Poème, 1904-1907 © Gallimard

 

Cela se passait hier, en un ancien millénaire. L’Américain Walt Whitman mêlait la nature à l’industrie dans sa célébration de la vie. À sa suite, en 1914, le Portugais Fernando Pessoa se rêvait complet comme une machine. Et, dans le recueil La Vie unanime paru en 1908, un jeune Français chantait l’âme collective avec le lexique des usines. N’y voyons pas l’effet du hasard. Pour nombre d’êtres spirituels, l’absolu se trouve dans les objets qui nous entourent. Et il en faut de la souffrance pour émousser -l’espoir. Toute l’existence littéraire de Jules Romains est liée à cette foi première en une solidarité possible entre les hommes, en une fusion avec la foule. Entre 1932 et 1946, les vingt-sept volumes des Hommes de bonne volonté témoigneront de ce rêve de communion par la prise en compte de tous les labeurs, y compris le travail à la chaîne. Souvenons-nous combien la philosophe Simone Weil y fut sensible. Elle répond à l’influent romancier dans l’article Expérience de la vie d’usine. L’usine pourrait combler l’âme par le sentiment de la vie collective. Mais ces joies conquérantes sont des joies d’hommes libres. Et ceux qui peuplent les usines ne le sont qu’en de courts instants. C’est en partant de cette expérience concrète de l’assujettissement qu’elle réfléchira aux conditions d’un autre monde où chacun puisse se sentir chez soi. En replaçant la dignité au cœur du débat et le travail au centre de l’existence : « Le réel ne s’atteint que par détour et effort, donc par le travail. Le réel est ce qui nous résiste. »

 

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