Cinquante ans après le retrait de De Gaulle de la vie politique nationale, je voudrais interroger ici la place qu’occupe la figure du Général dans l’imaginaire national – c’est-à-dire dans l’ordre de la symbolique politique et de la mémoire collective. De Gaulle est devenu l’archétype du héros positif : il est le premier résistant – l’homme du 18 juin 1940 –, la figure providentielle, le père fondateur de la Ve République, l’éducateur politique, le prophète, le sage, et – plus récemment – l’incarnation des vertus publiques et privées. 

Le grand Charles représente l’idéal du politique : c’est le personnage historique préféré des Français dans les sondages, depuis les années 1980 ; des centaines d’ouvrages lui ont été consacrés par ceux qui l’ont connu, de ses ministres à ses cuisiniers ; il est élogieusement cité par les hommes politiques de droite, du centre ou de la gauche ; il inspire les écrivains et les romanciers ; il a son monument pharaonique à Colombey, sa statue martiale sur les Champs-Élysées, ses musées à Paris et à Lille ; et une commune sur dix en France possède sa rue, son avenue, ou sa place Charles-de-Gaulle. Et à chaque élection présidentielle – nous venons d’en faire l’expérience en 2017 –, les principaux candidats rivalisent de références zélées au grand homme pour souligner à la fois leur légitimité et les carences de leurs adversaires. De Gaulle, en bref, est la figure incontournable de l’imaginaire politique français contemporain.

La légende gaullienne s’est forgée par paliers successifs, sur une période qui s’échelonne sur une cinquantaine d’années. La première étape, on le devine déjà, c’est la Résistance. De Gaulle émerge comme l’incarnation de la souveraineté nationale : il est le Libérateur, le sauveur de la patrie – ces expressions apparaissent déjà dans sa correspondance personnelle. Ensuite, les années 1950, doublement importantes : d’une part, du fait de la traversée du désert, où de Gaulle se positionne habilement en recours – c’est le moment où Colombey entre dans la conscience nationale comme symbole d’exil intérieur et de recueillement –, et d’autre part, les années 1950 voient également la consécration liturgique du mythe, à travers les Mémoires de guerre – texte capital, où de Gaulle « assume la France », avec un succès retentissant auprès du public et de la critique. Le livre fixe sa légende, en manipulant parfois grossièrement l’histoire, notamment en minorant le poids de Vichy et de la Résistance intérieure.

Troisième grand moment : les années 1960, sous la présidence gaullienne de la nouvelle République. De Gaulle devient pendant ces années-là le père de la nation : symbole d’autorité, mais aussi (cartésianisme français oblige) figure contestée. Le père, nous rappelle Freud, est fait pour être tué : avec Mai 68, et la défaite au référendum d’avril 1969, et sa mort en novembre 1970, de Gaulle connaît une triple mort – suivie d’une résurrection légendaire (on y reviendra). Vient ensuite ce qu’on pourrait appeler le moment Colombey : la construction d’un véritable culte gaullien dans son village, avec l’érection de l’immense croix de Lorraine, suivie par la transformation de la maison du Général en musée. Ce culte, à mi-chemin entre la ferveur religieuse de Lourdes et la célébration de la gloire napoléonienne, connaît son apogée entre les années 1970 et la fin des années 1990 – c’est en quelque sorte la dernière grande religion laïque nationale (dans les archives du monument, les visiteurs sont appelés des « pèlerins »). Enfin, à partir des années 1990, dernier temps, dans lequel nous nous trouvons encore : la consécration d’une icône politique, avec le ralliement de toutes les grandes forces politiques à la mémoire du Général – et en particulier la gauche socialiste, qui se réconcilie avec la Ve République après l’élection de François Mitterrand en 1981. En 1990, c’est l’homme qui avait dénoncé le gaullisme comme « coup d’État permanent » qui inaugure la plaque de l’appel du 18 Juin à l’Arc de Triomphe. 

Après ce survol rapide de l’ensemble du phénomène, soulignons l’élément essentiel de cette légende gaullienne : sa plasticité, sa capacité à incarner des figures contrastées. On le constate déjà au moment de la mort du Général en novembre 1970, quand les Français se rendent dans leurs mairies pour signer les registres de condoléances. Ces documents, conservés à la Fondation Charles-de-Gaulle, ne contiennent pas seulement des signatures mais aussi des messages : ils témoignent de la remarquable complexité de la figure gaullienne dans l’imaginaire national au moment de sa mort. Il est saint et martyr, grand chrétien, père de la nation, incarnation de la grandeur retrouvée. Il faut noter ici l’importance de la politique étrangère gaullienne, qui est saluée à la fois dans ses aspects positifs (l’indépendance à l’égard des superpuissances, la reconnaissance de la Chine, l’ouverture vers le tiers-monde) mais aussi négatifs : l’anti-américanisme et l’anglophobie, qui sont parfois bruyamment approuvés ; dans l’inconscient national, Albion reste toujours perfide (avec le gâchis épouvantable du Brexit, on peut d’ailleurs se demander si de Gaulle n’avait pas raison de penser que les Britanniques ne seraient jamais des partenaires loyaux). 

On remarquera une absence importante dans ces hommages populaires de 1970 : la fondation de la Ve République. Elle figure très peu dans les inscriptions des registres de condoléances et il faut attendre la fin du siècle, notamment la célébration du centenaire de la naissance du Général en 1990, pour que l’appellation de « père fondateur » vienne s’ajouter à ses autres titres de gloire. La fin du XXe siècle et le début du nouveau millénaire représentent effectivement la consécration absolue du mythe gaullien : c’est le moment où il se nationalise (le phénomène des rues et places de Gaulle prend alors son essor), s’universalise (même l’extrême droite et l’extrême gauche lui rendent hommage ; il est universellement célébré comme l’incarnation de la Résistance) ; il se « familiarise » (dans son livre d’entretiens intitulé De Gaulle mon père, son fils Philippe met en scène un de Gaulle improbablement vertueux : bon père, époux parfait), et surtout il s’exemplarise : alors que la France connaît des scandales politiques répétés et se met à douter de la probité de ses élites, de Gaulle devient le modèle absolu du désintéressement, du dévouement à la chose publique – on se souvient qu’il réglait sa note d’électricité à l’Élysée. Cette figure magnifiquement complexe, qui hante la mémoire collective nationale est évoquée avec brio dans le roman de Benoît Duteurtre, Le Retour du Général, et avec humour dans la bande dessinée de Jean-Yves Ferri, De Gaulle à la plage.

En conclusion, la légende gaullienne doit être comprise sur la longue durée. La France est un pays hautement mythogène, et depuis la Révolution française se sont succédé plusieurs schémas qui ont forgé l’imaginaire national : d’abord le mythe napoléonien, qui est la légende dominante du premier XIXe siècle ; il est suivi par le mythe républicain, qui connaît son apogée sous la IIIe République; après la Deuxième Guerre mondiale, c’est le communisme qui devient, pour reprendre l’expression de Sartre, l’horizon indépassable de l’imaginaire national. Et c’est le mythe gaullien qui affirme ensuite son hégémonie, et prend effectivement son relais à partir des années soixante. Le mythe gaullien est donc un aboutissement, dans un double sens. Il succède aux autres grandes constructions qui l’ont précédé, mais il est aussi la forme la plus achevée du mythe politique national : il incorpore l’idéal jacobin de « l’intérêt général », le refus de la fatalité du communisme et la synthèse véritable de la « monarchie républicaine » que tenta en vain d’incarner le bonapartisme. Les Mémoires de guerre sont devenus l’incarnation littéraire du volontarisme français – l’ouvrage est entré dans la prestigieuse collection de la Pléiade, et figure en position notable dans les « mémoires d’État » recensés par Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire ; ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a choisi de placer un exemplaire de cet ouvrage-talisman à ses côtés sur sa photo officielle en 2017. 

Charles de Gaulle est donc un héros national qui fait l’unanimité et qui n’a rien à envier aux monstres sacrés de l’ère contemporaine comme Franklin Roosevelt, Mahatma Gandhi ou encore Nelson Mandela. On peut toutefois se demander si ce mythe fondateur de la Ve République constitue, pour la France, un outil approprié face aux grands défis du XXIe siècle – la mondialisation, l’intégration européenne, la réforme de l’État, la création d’une démocratie moins jacobine et plus citoyenne, et l’intégration des minorités postcoloniales. On peut en partie répondre par l’affirmative dans la mesure où le mythe gaullien affirme des valeurs qui restent fondamentales pour un pays qui se veut républicain : la prééminence du politique sur l’économie, de l’intérêt collectif sur l’individualisme mercantile, de la fraternité sur l’égoïsme. Mais l’exemple de la présidence de la République est plus troublant. Est-ce une bonne chose qu’un système politique repose entièrement, dans son imaginaire, sur les capacités miraculeuses d’un seul homme, sur lequel se focalisent les attentes de tout un peuple? La réponse est évidemment positive si l’homme en question est Charles de Gaulle. Mais le verdict est beaucoup moins probant quand il s’agit de la classe politique contemporaine, et les déboires récents d’Emmanuel Macron face aux Gilets jaunes (ou dans un registre plus comique, le fameux « la République c’est moi » de Jean-Luc Mélenchon) nous rappellent les limites évidentes du surmoi providentialiste comme forme politique. 

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