Pour des vacances sportives, connectées et richement documentées, la famille Lemoine a tout prévu.

Fini d’enchaîner les restos-boulot et d’avoir la ceinture abdominale qui dégouline, M. Lemoine a téléchargé une appli fitness et concocté une playlist à base d’hymnes pop vitaminés. Il arpentera les villages perchés du Luberon en alternant marche rapide, sprint et pompes pour optimiser la dépense calorique. Avant chaque pompe, l’appli l’avertira par un petit sifflement strident qu’il est temps de se jeter par terre au détour d’un champ de lavande pour activer ses deltoïdes au son de David Guetta. Ses progrès seront live-trackés sur Facebook, car rendre des comptes à sa communauté aide à rester motivé, selon le virtual coach. « Gontrand Lemoine vient de courir 3,8 kilomètres avec une pente à 7 degrés », lira-t-on tous les matins sur son mur, d’autant que Gontrand s’est engagé à réaliser une traction complète pour chaque like. Une montre podomètre consignera le moindre effort supplémentaire, même celui de marcher jusqu’au frigo pour récupérer une bière sans alcool. Après avoir posté une photo de lui « avant », en caleçon dans sa salle de bains, tout blanc et boursouflé, il aspire à l’« après » gainé et hâlé. Puis il enchaînera avec des visites culturelles, ayant couplé à Google Maps une appli qui fait clignoter exclusivement toutes les chapelles du XVIe siècle. Être un esthète de niche, telle est son ambition : il veut poster la plus belle photo de chapiteau sur copainsdetransept.com.

Mme Lemoine a consenti à laisser sa jeune entreprise entre les mains de son assistante pour cette première quinzaine d’août, mais il ne faut pas négliger le risque d’une conference call inopinée avec des Japonais ignorants du calendrier estival français. Sa valise est donc pleine de blouses fluides business casual pour être parée à toute éventualité : avec Skype sur son téléphone et une veste infroissable, elle pourra organiser une visioconférence entre les fraises bio et les fromages de pays au marché provençal. Mais pour décompresser, elle a aussi souscrit un service de développement personnel par WhatsApp. À intervalles réguliers, un petit accord toltèque et une loi d’attraction universelle arriveront par texto, avec des vidéos d’« orbes colorés sous la pluie » à regarder chaque soir, avant de passer le mobile en version nuit et de monitorer son sommeil réparateur.

Axel Lemoine, 14 ans, a un grand rêve dans la vie : devenir YouTubeur. Il compte bien mettre ces vacances à profit pour franchir le seuil fatidique des 10 000 abonnés, même si le choix de destination opéré par ses parents complique sa trajectoire météoritique vers la gloire virtuelle. Les glaciers de Patagonie, les éléphants de Thaïlande, l’Ouest américain, ça aurait vendu plus de rêve qu’un gîte écolo dans le Luberon. Armé de sa GoPro et d’un drone caméra, il projette donc de chevaucher des ânes et de dévaler en skateboard la calade roumpimen de cabosso (la rue casse-gueule, dans la langue chantante du pays), suivi par son drone en fonction autofollow.

Sa sœur Océane, 16 ans, est une blogueuse voyage en herbe. Elle a donc repéré sur Instagram tous les champs de lavande, margelles de puits et treilles fleuries du périmètre, afin de poser négligemment à leurs côtés, le regard lointain, les cheveux au vent, hashtag #onestbienlà. Dans son sac ? Trois robes pour chaque journée, et les vernis assortis, pour exploiter le nuancier de chaque recoin du Luberon.

Prêts à optimiser comme jamais leurs congés, les Lemoine s’attaquent à l’asphalte. Fossilisé sous le tunnel de Fourvière, monsieur lance sa playlist fitness par mégarde en voulant écouter l’info trafic, et ne parvient plus à désactiver la fonction pompes, qui pousse un sifflement strident toutes les trente secondes pour faire monter la fréquence cardiaque. À chaque accord toltèque égrené par l’appli « Reconnecte-toi à toi-même », la flûte de Pan vient rétablir l’harmonie sonore. Après une heure de bouchons face au péage de Lançon de Provence, et un énième « n’en fais pas une affaire personnelle » sur son écran, madame descend sa vitre, injurie le Polonais coincé par erreur dans la file télépéage, et referme tous ses chakras. Au gîte du Mas-Tout-Paumé, elle constate qu’il n’y a ni WiFi, ni 4G, et que les appels nippons sont court-circuités par les cigales. À son grand désespoir, Océane en sevrage numérique ne parvient pas à poster ses stories sur Snapchat avec filtre Bambi, ni à documenter le petit déjeuner de fraises bio en direct. M. Lemoine démonte la porte des W.-C. en tentant une traction postprandiale au bout de vingt-quatre heures, et va racheter de la Heineken à l’épicerie. Axel voit sa GoPro emportée au grand galop par l’âne sur lequel il l’avait fixée, se concentre sur le skateboard, et pulvérise d’un même élan ses dents contre le pavé de la calade, et son drone contre le clocher de l’église. Venu constater l’attentat patrimonial et l’état de la dentition du fils, Gontrand découvre alors, par le plus grand des hasards, une sublime chapelle du XIIIe siècle. Son horizon s’élargit, sa joie demeure. « Finie la technologie, proclame-t-il en chaire, je laisserai la providence me guider », et il remise son smartphone au fin fond de sa valise, sous les baskets et la corde à sauter. Océane escalade alors le clocher pour sauver les restes mortuaires du drone fraternel, et découvre une vue époustouflante sur les champs baignés de lumière. Elle fait un selfie au bord du vide, accrochée à la flèche cruciforme car, miracle ! la 3G touche le toit de la maison de Dieu. « Vacances en famille en #Provence. Ça fait du bien de se déconnecter un peu… #liveauthentic ». L’an prochain, c’est juré, on prendra les chemins de Compostelle à pied. 

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