« LES ROMANS POLICIERS VOUS PLONGENT
DANS UN MONDE INTERDIT »

 

ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS GUÉRIF 
ÉDITEUR 
Éditeur chez Rivages des auteurs de romans policiers les plus prestigieux, il a publié plusieurs ouvrages de référence sur le cinéma américain et fondé la revue Polar. Il est l’un des grands spécialistes de ce genre, ce que confirme le livre d’entretiens Du polar (Rivages, rééd. 2016), où il répond aux questions de Philippe Blanchet. 

 

Quand le roman policier fait-il son apparition ?
Au XIXe siècle, et plus particulièrement autour de l’Américain Edgar Poe avec Le Double Assassinat dans la rue Morgue, paru en 1841, qui se déroule à Paris. D’ailleurs, en France, le polar est en germe depuis la nomination de Fouché à la tête du ministère de la Police en 1799. C’est quelque chose d’éminemment politique, car il invente le flic en civil, avec ce que cela implique de mystère et de dissimulation. Ensuite, on peut citer les Mémoires de Lacenaire, puis celles de Vidocq, qui vont servir de modèle au Monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau. Car c’est lui, Émile Gaboriau, le premier véritable auteur de roman policier français avec L’Affaire Lerouge paru en 1863. On y trouve un meurtre, une enquête menée par un policier qui raisonne en se mettant à la place de l’assassin. Alors que le chevalier Dupin d’Edgar Poe est un intuitif qui reste chez lui et résout tout mathématiquement par la pensée, le héros de Gaboriau, Lecoq, va dans les endroits malfamés, les quartiers pauvres, constate la misère urbaine. Il a une « mentalité criminelle », parvient à entrer dans la peau de l’assassin qu’il traque. 

  

À l’époque, le roman policier ne cohabite-t-il pas avec celui d’aventure ?
Il s’inscrit plutôt dans sa prolongation. Mais dans le roman populaire d’aventure, on suit les événements, alors que le roman policier commence par la découverte de quelque chose avant de partir à rebours pour comprendre ce qui s’est passé. Dans les grands noms du genre, je citerai les personnages de Maurice Leblanc, le gentleman cambrioleur Arsène Lupin, et celui de Gaston Leroux, le reporter Rouletabille. Sans oublier le génie du crime, Fantômas, de Souvestre et Allain. Ces héros suivent de peu Sherlock Holmes. C’est très vivant partout dans le monde. 

 

Pourquoi est-ce justement à cette époque que naît ce genre littéraire ?
Ce sont chaque fois des ouvrages qui vous plongent dans un monde interdit, un monde tel qu’on n’a pas voulu vous le montrer. Jean-Patrick Manchette disait que le roman noir tel qu’on l’entend aujourd’hui était né après l’échec des révolutions. Elles avaient voulu changer le monde, mais s’étaient toutes terminées dans le sang. Puis il y a eu le traumatisme de la Première Guerre mondiale. Le polar est un genre littéraire qui veut peindre la noirceur du monde. 

 

Que recouvre le terme de polar ? 
Il y a deux grandes tendances. La première, c’est le roman à énigme, où on se demande qui a fait quoi, où on enquête pour savoir comment et pourquoi un crime a eu lieu, pour qu’à la fin le désordre soit réparé. La seconde, c’est le roman noir où cet ordre dont on vient de parler est insupportable. On se moque de qui a fait quoi, mais on se demande pourquoi c’est arrivé. À la fin, très souvent, le désordre n’est pas réparé. L’inquiétude reste.
Ces deux catégories ont toujours cohabité. Même si Boileau et Narcejac en ont ajouté une troisième : le roman à suspense. Ces deux écrivains le disaient très bien : le roman policier, c’est le roman du flic, de l’enquêteur ; le roman noir, c’est le roman du criminel ; et le roman à suspense, celui de la victime qui ne comprend pas ce qui lui arrive et doit découvrir par elle-même la vérité. 

 

Où placeriez-vous Simenon, dont le premier roman paraît en 1929 ?
C’est un écrivain important et inclassable. Par rapport aux enquêteurs qui le précèdent, Maigret s’identifie davantage au coupable qu’à la victime. Il cherche à comprendre, s’imprègne de l’atmosphère. Avec lui, on constate que le policier est un vecteur idéal pour s’introduire dans tous les milieux sociaux. Il va mettre son empreinte sur la littérature policière du monde entier. 

 

Peut-on dire que les romanciers français ont été influencés par leurs confrères américains ?
Dans les années cinquante peut-être, mais très vite ils écrivent en toute indépendance. Prenez l’exemple de Jean Amila, alias Jean Meckert, qui au début, à la « Série noire », signe John Amila, traduit par Jean Meckert. Jusqu’à ce qu’on comprenne que les deux, même les trois, ne font qu’un. À partir de ce moment-là, il publiera sous le nom de Jean Amila. Ses livres se passent en France, chez les mariniers, dans les milieux populaires, avec une écriture magnifique. Dans les années 1950 encore, il y a le révolutionnaire Albert Simonin, « le Chateaubriand de l’argot », qui en a ras le bol des histoires de shérifs et décide d’écrire une « Série noire », Touchez pas au grisbi !, se passant à Pigalle avec des truands à la retraite. Et bien sûr Léo Malet, l’inventeur de Nestor Burma, dont les romans sont formidablement bien écrits. Le premier, 120 rue de la Gare, paru en 1943, est un livre qui parle du Paris de l’Occupation. On peut dire que des auteurs comme Léo Malet ou Georges Simenon signent des policiers qui sont aussi des romans noirs.

 

Le roman noir a-t-il connu des creux ? 
Pas tant que ça, finalement. Car, après les auteurs que je viens de citer, est arrivée la révolution du néo-polar, avec Jean-Patrick Manchette en chef de file. 

 

C’était quoi le néo-polar par rapport à ce qui a précédé ?
Il s’agissait de livres résolument politiques et engagés. Le premier roman de Manchette, L’Affaire N’Gustro, s’appuyait sur l’affaire Ben Barka. Suit Nada, dont les héros sont des anarchistes. Après lui, toute une série de jeunes écrivains se sont glissés dans ce courant avec plus ou moins de talent. Des collections se sont créées, il y a eu un vivier d’auteurs avec de vraies révélations dont l’œuvre se poursuit aujourd’hui. 

 

Alors, pas de traversée du désert côté français ?
Plutôt qu’une traversée du désert, je dirais qu’il y a eu parfois surproduction, avec des ouvrages médiocres qui ont noyé les bons. Le public s’est un peu lassé.
Mais ce qui a surtout fini par appauvrir le genre, c’est la télévision, qui a recruté les romanciers comme scénaristes. Ils n’avaient plus le temps d’écrire et gagnaient bien mieux leur vie avec des scénarios. Beaucoup ne sont jamais revenus au roman. 

 

Et le thriller dans tout ça ? 
C’est un faux débat, car c’est quoi un thriller ? Le Dahlia noir de James Ellroy est-il un thriller ou un roman noir ? Le Silence des agneaux de Thomas Harris est un thriller mais aussi un roman noir. N’est-ce pas une véritable plongée dans la psyché d’un serial killer ?

 

 

« Ellroy a raison lorsqu’il affirme que la véritable histoire des États-Unis, c’est l’histoire du crime. C’est aussi vrai pour la France. » 

 

 

Au fond, la vraie différence entre roman noir et thriller, n’est-ce pas une question d’écriture plutôt que de thèmes abordés ? 
Dans le roman noir, l’écriture, effectivement, est essentielle. Mais il existe une autre différence. Dans le thriller, lorsqu’on plonge dans le cauchemar, on est à peu près sûr d’en sortir, car la fin est généralement heureuse. Ce n’est pas le cas dans un roman noir. 

 

Qu’est-ce qui favorise l’éclosion d’un nouveau roman noir aujourd’hui ?
Le roman noir est le roman social et politique par excellence et par définition. Il s’attaque à l’interdit et nous parle d’un monde qu’on veut nous cacher. Ellroy a raison lorsqu’il affirme que la véritable histoire des États-Unis, c’est l’histoire du crime. C’est aussi vrai pour la France. J’ajouterai que le roman noir nous dépeint la réalité du monde quotidien, en partant de faits divers, de situations politiques d’aujourd’hui, de colères sociales, d’injustices. Les écrivains qui choisissent le roman noir sont ceux qui ont perdu leurs illusions. 

 

Le roman noir raconte-t-il davantage la société que « la littérature blanche » ?
Je ne dirais pas que cette dernière n’aborde pas les mêmes thèmes. La frontière entre ces deux genres est parfois floue. Prenez l’exemple des éditions Gallimard qui décident de publier Daniel Pennac en collection blanche : c’est une question économique, car son écriture et ses thèmes n’ont pas changé. Jean-Patrick Manchette n’arrêtait pas de chahuter Jean Echenoz en lui disant : « Tu fais du roman noir ». Une ténébreuse affaire de Balzac, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas sont des romans noirs. Sans parler des Misérables qui en réunit tous les codes : un homme en fuite sous une fausse identité, un policier à ses trousses, un arrière-plan politique révolutionnaire, des trafiquants en tous genres qui exploitent la misère sociale. Victor Hugo déclarait : « Je peins le monde tel qu’il est. » Je crois que je n’ai rien à ajouter après Hugo. 

 

Propos recueillis par CHRISTINE FERNIOT & PASCALE FREY 

 

 

Le 1 des libraires spécial Polar sera disponible en kiosque et librairie
le 20 mai 2020.