Il était de nassiet, sa terre natale était en prairies, champs et bois. Des collines, des sources pures. Les bœufs s’y faisaient énormes, posés dans le paysage comme des rochers blancs. La tranquillité du lieu s’écrivait sur son visage. Il avait le type landais mâtiné de Béarnais, pas très grand et d’une complexion robuste. Son regard exprimait une profondeur d’attente devant l’existence, il disait que cet homme jeune ne ferait pas n’importe quoi dans la vie.

Il était né dans les derniers jours de mai, l’année où débuta le chantier de la tour Eiffel. C’était le début de la fin du siècle. 1888. Il avait 26 ans le 2 août 1914 quand le tocsin mena les hommes sur la place du village, fit pleurer les femmes et rassembler les chevaux. L’ordre de mobilisation le trouvait à Dax. Il fut incorporé sans délai au 18e régiment d’infanterie de Pau. Il quitta son pays, son métier, sa mère et sa fiancée.

La France l’encasernait, l’équipait, et l’embarqua dans un train, le 6 août, avec trois mille hommes et quatre médecins. Le 24, le Sud-Ouest était loin, c’était le feu à Charleroi. La 5e armée française remontait en Belgique pour attaquer l’aile en marche des troupes allemandes. L’enfant de Nassiet découvrit les mitrailleuses, les petits trous qu’elles font, comment les hommes tombent face contre terre pour toujours. Avec un tempérament qui s’exalte, il servait son pays et ses chefs.

Il fut chanceux : à deux reprises touché mais pas tué. À Charleroi une baïonnette le blessa. Soigné, il repartit. Après la Sambre, l’Oise. Il était à Guise pour arrêter les Allemands et protéger la retraite française. Après l’Oise, la Marne. On évitait un deuxième Sedan. La guerre de mouvement s’achevait dans une course à la mer. Il passa l’hiver dans les Hauts-de-France sur le Chemin des Dames. Les régiments landais se distinguèrent, l’État décora leurs drapeaux, les existences s’offraient à la patrie. Au printemps 1916, il tenait ses positions sur Verdun, une balle le coucha. Il refusa l’évacuation et fut nommé caporal. Et le caporal fut de tous les mauvais coups, ceux où l’on meurt en une seconde.

Vint soudain le tournant de sa vie : le 27 mai 1917, jour de ses 29 ans. Que fêtait-il ? Son anniversaire, la chance de le fêter ou le repos à l’arrière ? Il s’enivra. La boisson l’emporta dans des démonstrations. Les camarades aussi l’emportèrent. Peut-on toujours taire ce qu’on pense qui est aussi ce qu’on sent très fort, comme un cœur qui bat ou un sang qui tremble ? La guerre vaine, la mort inutile, combien de temps l’État peut-il demander ces sacrifices ? Les troupes en avaient marre. Il paraissait qu’on n’avait plus la permission promise, on remontait en ligne à la place de ceux qui avaient râlé plus fort. Harangua-t-il les camarades ? Se porta-t-il en tête des mutins ? Le feuilletage des années a étouffé les souvenirs. Mais le dossier s’ouvrit portant son nom. C’était le monde à l’envers. Un soldat qui venait de recevoir la croix de guerre sur le champ de bataille, un héros qui avait sauvé son capitaine et fait huit prisonniers passait devant le conseil de guerre ! On était le 7 juin, on essayait de s’expliquer : oui, on n’aurait pas fait ce chambard si on n’avait pas été ivre, on avait bien honte, on était prêt pour repartir faire son devoir. Mais les juges militaires n’avaient même pas le choix de la peine, ce fut le poteau d’exécution !

Il ne supporta pas l’idée que des camarades allaient lui tirer dessus. Mourir au front, c’était une chose. Mais s’écrouler les mains attachées, non ! Une trappe vers le ciel perçait le silo à betteraves où il était enfermé, il s’enfuirait. L’occasion se présenterait bien. De fait, le voilà qui courait vers les bois, pieds nus, avec sept francs en poche. C’était le moment d’être rapide et intelligent. Il le fut. Il prit des trains, se cacha, arriva au pays. Une croix de guerre en cavale, un déserteur qui a fait une bêtise, qui l’aide sans craindre les gendarmes ? Sa mère. La sienne s’appelait Marie, elle éprouva une joie violente puis une peur intense.

Il vivait dans le four à pain. Mais les sentiments sont imprudents, il se fit remarquer par quelques visites à sa fiancée. Il migra au cœur d’un grand roncier, vivant comme un cerf dans le hallier. La rumeur de sa présence cependant avait pris comme un feu. Les hommes déçoivent : ils voulaient le dénoncer. Nouveau départ ! C’était encore un mois de mai, 1918, il avala les Pyrénées et posa le pied en Espagne. Sa vie de père et de mari commençait.

Dix-huit ans passèrent sur lui, sa femme et ses enfants. La guerre civile prenait l’Espagne. Républicain, il fut renvoyé en France. L’amnistie de 1925 le protégeait sans lui rendre son honneur. Les anciens du régiment s’occupaient de sa réhabilitation. Le dossier enflait. Première victoire : prescription de l’action publique en 1938. 1939, la guerre revenait détruire l’Europe. Son affaire y survécut. Les camarades de section s’y collaient. 1950, 1960, son cas n’avançait pas. 1977, il en était devenu le héros d’un livre. 1979, toujours rien. L’attribution de la retraite d’ancien combattant, le droit de porter sa croix, qui les lui rendrait ? Alain Decaux en fit une émission, il raconta, le héros, le poteau, le silo, la cavale ; la France entière frémit de compassion. Alors le 11 novembre de cette année-là, devant le monument aux morts de son village, un ancien de 14 lui raccrocha sa croix.

Il s’appelait Vincent Moulia.

Parmi les condamnés pour l’exemple que nul ne voulut gracier, il fut le seul que les fusils ne tuèrent pas. 

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