11 septembre 2001. New York, Arlington, Shanksville. La stupeur et l’effroi

Ils sont dix-neuf – l’Égyptien Mohammed Atta, chef du commando, quinze Saoudiens, deux Émiratis et un Libanais – à embarquer en quatre groupes, chacun sur un vol intérieur américain. Il est 8 h 46 à New York (14 h 46 en France) lorsque le vol no 11 d’American Airlines s’encastre au cœur du quartier d’affaires de New York, dans la tour nord du World Trade Center (WTC), entre les 93e et 99e étages. Ce Boeing 767, parti de Boston pour Los Angeles, transportait onze membres d’équipage et 81 passagers, parmi lesquels cinq membres d’Al-Qaïda, dont Atta. Dix-sept minutes après, un second Boeing 767, le vol 175 d’United Airlines, lui aussi parti de Boston vers Los Angeles et transportant neuf membres d’équipage et 56 passagers, dont cinq terroristes, percute la tour sud du WTC, entre le 77e et le 85e étage. Il est 9 h 03.

Très vite, l’Amérique entière cesse toute activité, prenant lentement conscience de l’événement inouï en train d’advenir. Une demi-heure plus tard, à 9 h 37, le vol 77 d’American Airlines pour Los Angeles, un Boeing 757 parti de Washington, s’écrase sur la façade ouest du Pentagone, le siège du ministère de la Défense à Arlington, en Virginie. Il transportait six membres d’équipage, 33 passagers et cinq terroristes. L’un d’eux manquera à l’appel dans le dernier appareil capturé ce jour-là : le vol 93 de United Airlines, un Boeing 757 parti de Newark, dans le New Jersey, vers San Francisco. L’équipage compte sept personnes. Il y a 33 passagers. Certains d’entre eux tenteront d’empêcher les terroristes d’agir. Avec un certain succès, puisque ceux-ci ne sont pas parvenus à leurs fins, qui consistaient, selon la version la plus probable, à faire exploser l’avion à Washington, sur le Capitole (siège du Congrès, qui réunit le Sénat et la Chambre des représentants) plutôt que sur la Maison-Blanche. L’appareil s’écrase en Pennsylvanie, près d’une bourgade nommée Shanksville, à 10 h 03.

À New York, les deux tours prennent feu à la suite de l’explosion du kérosène emmagasiné par les avions. Les incendies sont visibles à 30 kilomètres. Le monde entier voit en direct les images de ces gens ceinturés par les flammes, sautant dans le vide du haut des bâtiments. Ils sont quelque deux cents à agir ainsi. Tous périssent. La tour sud brûle près d’une heure et s’effondre à 9 h 59. La tour nord, dont l’incendie dure 90 minutes, s’écroule à 10 h 28. Compte tenu d’un troisième bâtiment (la tour N7 du WTC, qui s’effondre partiellement du fait des gravats brûlants qui tombent sur elle), l’opération-suicide fait sur le coup 3 624 morts et plus de 6 000 blessés.

2 977 personnes meurent dans les tours jumelles. Elles étaient originaires de plus de quatre-vingt-dix pays. 372 n’étaient pas des citoyens américains. La banque d’affaires Cantor Fitzgerald, dont les locaux sont situés entre les 93e et 100e étages de la tour nord, sera la firme la plus touchée, perdant sur le coup 358 personnes. On dénombrera aussi parmi les victimes 343 pompiers et 72 membres des forces de l’ordre, montés dans les étages des tours pour organiser les sauvetages et décédés dans leur effondrement. Au Pentagone périssent 125 personnes, pour l’essentiel des fonctionnaires du ministère. Enfin, il n’y a aucun survivant au sein des quatre vols.

11 septembre 2001. New York. Les secours

Des 50 000 personnes qui travaillaient dans ces tours chaque jour, 17 500 étaient déjà présentes ce matin-là, dont 85 % ont pu être évacuées. Cependant, le fait que les occupants de la tour sud n’aient pas reçu d’ordre d’évacuation après l’attaque préalable contre sa jumelle sera perçu comme une faillite sécuritaire notoire. Le FDNY (département des pompiers de New York) mobilise la moitié de ses effectifs sur le site du drame. Bientôt, la ville fait appel à des unités venues de plusieurs villes de l’État puis des États limitrophes, surtout le New Jersey, pour organiser secours et évacuations. Policiers, gardes-côtes, et personnels hospitaliers affluent aussi par milliers dans la matinée. Rudy Giuliani, le même qui, en 2020, deviendra l’avocat personnel de Donald Trump, est alors maire de New York. Il émerge rapidement comme le coordinateur des premières mesures d’urgence. Des incendies récurrents surviendront encore longtemps après sur ce lieu qu’on nomme désormais « Ground Zero ». Le dernier sera éteint le 20 décembre 2001, exactement cent jours après les attaques.

11 septembre 2001. New York. L’odeur d’une ville

Les témoignages de ceux qui ont vécu les attentats se ressemblent beaucoup. Mais chacun porte aussi sa part de singularité. À l’époque, Claudia Danies est juriste dans une société de courtage de Wall Street. Sur place, elle n’a pas compris qu’un avion s’était encastré dans une tour. Avec ses collègues, elle voit par la fenêtre le second appareil faire un virage. « C’était comme si un enfant tenait un avion au bout d’une ficelle pour le projeter sur sa construction en Lego. » Et l’appareil percute la seconde tour du WTC : « On a été tétanisés. Personne ne disait un mot. Mon mari m’a appelée pour me demander ce qu’il se passait. Je me suis mise à pleurer et à trembler. » Ils conviennent de se retrouver loin de là, au centre-ville. « Dans la rue, tout le monde regardait vers le ciel. On pensait qu’on était en guerre et que des bombes pouvaient nous tomber dessus à chaque instant. » Puis vient le bruit assourdissant de la première tour qui s’effondre. « À ce moment-là, j’ai perdu la notion du temps. » Elle ne pense plus qu’à une seule chose : son mari et son enfant de 5 ans. « Je me suis demandé si j’allais les revoir. » Ann Alter, enseignante, travaille alors pour un éditeur de livres d’architecture. Apprenant chez elle à la radio l’attaque de la première tour, elle allume la télévision et assiste au second choc. « Sur le moment, cela ressemblait à un spectacle. Je n’ai pas eu le sentiment que cela me concernait. » Une heure plus tard, lorsqu’elle quitte son appartement – « c’était un jour d’automne parfait, avec un ciel bleu sans un nuage. Et il ne faisait pas trop chaud » –, le trafic du métro est déjà en partie à l’arrêt. « Les bus étaient devenus rares, les ponts vers Manhattan se trouvaient bloqués, les trains ne roulaient plus, la police avait ordonné la fermeture des magasins. J’ai vite fait quelques courses, il n’y avait déjà presque plus personne dans les magasins. » Elle tente d’aller à son bureau, situé à quelques encablures de Wall Street. Peine perdue. Le lendemain, elle réessaye. Elle parvient jusqu’à Union Square, sur la 14e Rue. Des cartons étaient apposés avec des noms de personnes que leurs proches recherchaient. « Là, la réalité s’est vraiment imposée à moi. Et puis il y avait les odeurs. Au bas de Manhattan, elles étaient pestilentielles. Je ne sais pas si c’était le carburant des avions qui brûlait encore ou les corps calcinés, mais c’était insupportable. Dans mon bureau, elles s’infiltraient par l’air conditionné. »

Le New York Times, évoquant le dévouement des instituteurs durant l’évacuation des enfants des écoles du quartier d’affaires, raconte que l’un d’eux s’entendit dire par un tout-petit, observant les gens en flammes sautant du haut des tours : « Regarde, maître, les oiseaux sont en feu ! »

11 septembre 2001. Sarasota (Floride), Washington. Bush aux pâquerettes, Cheney aux manettes

Michael Moore, avec Fahrenheit 9/11, a donné un écho considérable aux images immortalisant l’attitude de George W. Bush en ce 11 septembre. Le président américain visite une école primaire en Floride. Moore assure qu’il est informé de la chute du premier avion sur la tour. Bientôt, un membre de sa sécurité s’approche et l’informe que la nation est « under attack » – attaquée. La seconde tour vient d’être touchée. Entouré d’enfants, que fait le président ? On le sent hésiter, perplexe, puis il leur demande de poursuivre la lecture du livre qu’ils avaient entreprise. Il faut attendre sept minutes avant que Bush revienne s’occuper de sa nation en péril. Bientôt, il sera évacué vers un bunker secret, où il restera cloîtré deux jours durant. Dick Cheney, son vice-président, va diriger les États-Unis durant ce laps de temps. Son premier ordre, à 10 h 20, soit 43 minutes après l’attentat au Pentagone, est d’abattre tout appareil soupçonné d’être détourné. Bientôt, la FAA (Federal Aviation Administration) annonce la fermeture instantanée du territoire. Des centaines de vols du monde entier reviennent vers leurs points de départ ou sont déviés de leurs destinations.

11 septembre 2001. Washington, Pékin, Buenos Aires, Londres, Riyad, Lagos, Paris, Téhéran, Sydney… L’onde de choc

Les attentats sont l’opération la plus médiatisée en direct de l’histoire de l’humanité. En une heure et 17 minutes, 19 hommes fanatisés et déterminés et leurs têtes pensantes, Oussama Ben Laden, Ayman al-Zawahiri, Khalid Cheikh Mohammed, soutenus par une petite équipe logistique de deux ou trois dizaines de personnes au courant du projet secret, parviennent à ébranler la terre entière. L’opération ne nécessite aucun matériel lourd ou sophistiqué, et son coût financier est relativement modeste, comparé à l’ambition de l’acte perpétré. L’onde de choc est universelle, à la hauteur du sentiment qu’un événement gigantesque vient d’avoir lieu. Les réactions sont tous azimuts. L’ayatollah Ali Khamenei, « guide suprême » de la République islamique d’Iran, appelle le lendemain ses coreligionnaires à « cesser temporairement » de crier le slogan « Mort à l’Amérique » lors des prières du vendredi, le jour saint.

« Nous sommes tous Américains », titre le directeur du Monde dans son éditorial du lendemain. Est-ce si sûr ? À côté d’innombrables manifestations spontanées de soutien, d’autres prennent quelques distances. Certains expriment un antiaméricanisme traditionnel : avec leurs guerres incessantes de par le monde, les Américains n’ont que ce qu’ils méritent… D’autres modèrent leur compassion. Lorsque, en 1984, l’explosion d’une usine chimique de la société américaine Union Carbide a causé plus de 20 000 morts à Bhopal, en Inde, la planète s’est beaucoup moins émue, et la firme américaine s’est comportée de manière indigne avec les victimes, peut-on lire dans la presse indienne. Reste ce fait incontournable : l’explosion d’une usine chimique est un événement effroyable, mais compréhensible, comme le sont aussi les catastrophes naturelles. Les attaques d’Al-Qaïda sont comme tombées des cieux – inconcevables. Elles semblaient – du moins est-ce ce que beaucoup ont cru sous le choc – ouvrir une nouvelle ère. Mille fois, on a pu lire à l’époque que, de même que la chute du mur de Berlin avait clôturé le XXe siècle, le 11-Septembre inaugurait le XXIe. L’ancien haut fonctionnaire français Pierre Conesa, qui assimile Al-Qaïda à « une secte millénariste », estimera que les attentats du 11-Septembre « marquent une importante mutation stratégique, puisqu’ils ont déclenché le premier conflit entre un État et une secte, la première guerre qui n’a pas de front et vise non une conquête territoriale, mais la destruction physique de l’autre ». Le monde commence, ce jour-là, à s’habituer à la notion de « conflit asymétrique ».

11 septembre 2001. Arlington.« Faire vite. Taper Saddam, pas seulement Ben Laden… »

À 14 h 40, Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, réunit son équipe. Les cendres de l’appareil qui a percuté le Pentagone sont encore chaudes qu’il leur demande de chercher en priorité des éléments impliquant l’Irak dans les attaques. A posteriori, cela paraît extravagant. Mais on a oublié combien l’association des néoconservateurs et des nationalistes (dont Rumsfeld est) cultivait l’idée de « terminer le travail » que la guerre du Golfe, en 1991, n’avait pas permis de mener à son terme : renverser Saddam Hussein. Un conseiller présent à la réunion, Stephen Cambone, note les propos du ministre : « Faire vite. Réfléchir à frapper plusieurs cibles en même temps. Voire si possible taper SH (Saddam Hussein), pas seulement OBL (Oussama Ben Laden). Il faut des cibles de court terme. Frapper massivement, tout balayer. Que les choses soient liées ou pas. » Arrêtons-nous là un instant : que signifie « Que les choses soient liées ou pas » ? Le plus plausible est que cette phrase est la suite de « taper SH, pas seulement OBL ». En d’autres termes, il faut profiter de la situation pour se débarrasser aussi du maître de Bagdad, qu’il « soit lié » aux attentats ou pas…

12 septembre 2001. États-Unis. Un pays incrédule

Les Américains sont ahuris. Jamais ils n’ont subi une attaque de ce calibre sur leur territoire continental. Pearl Harbor, en 1941, c’était à Hawaï, à 4 000 kilomètres de leurs côtes. Là, leur pays est touché en plein cœur. What went wrong ? « Où est l’erreur ? » La question revient sur toutes les lèvres. Très vite, les débats se succèdent dans les médias. Première interrogation : mais qui est ce Ben Laden ? Certes, les Américains qui s’intéressent à l’Orient en ont entendu parler. Certes, il y avait eu les attentats en Tanzanie et au Kenya, puis au Yémen. Mais qui s’en souciait vraiment ? Pour la Maison-Blanche, donc pour tout le pays, l’ennemi en chef depuis 1990 se nommait Saddam. Il était l’homme à abattre, l’incarnation du démon. Ç’avait été vrai sous Clinton. Cela avait empiré sous Bush. L’Irak subissait un implacable embargo international imposé par Washington. Les néoconservateurs, mais aussi des démocrates, ajoutaient un second adversaire de taille : la détestable République islamique d’Iran. Celle qui avait ridiculisé le président Carter en 1980. Mais Ben Laden ? Who is this guy ? « C’est qui ce mec ? »

Quelques semaines plus tard, je rencontrais à New York l’écrivain et journaliste David Halberstam, qui s’était rendu célèbre par sa couverture de la guerre du Vietnam. « Les États-Unis, m’avait-il dit, sont une île. Au sud, un pays immense, le Mexique, qui est comme un dominion. » Depuis le XIXe siècle, ce pays est perçu par les Américains comme une chasse gardée. « Au nord, le Canada, une sorte d’excroissance à moitié américaine. À l’est et à l’ouest, deux immenses océans protecteurs. Rien ne pouvait nous arriver. D’où notre mentalité insulaire. Le réveil est terrible. Nous commençons seulement à comprendre qu’autour de nous, le monde existe. Et qu’il serait utile de s’y intéresser. » L’anglais a beau être devenu la langue-monde, notait encore Halberstam, « notre diplomatie, nos services secrets ont besoin de gens qui savent l’arabe, le dari et l’ourdou ». Bref, les États-Unis devaient s’ouvrir au reste de la planète. Ce n’est pas exactement la ligne que va développer l’administration Bush. Désormais, pour la Maison-Blanche, ce sera : qui m’aime me suive, et bien en ligne derrière, s’il vous plaît.

14 septembre 2001. Washington. Le Congrès vote la « guerre au terrorisme »

Les élus américains, à une très vaste majorité, votent la loi « autorisant l’usage de la force militaire contre le terrorisme ». Autrement dit : à entrer en guerre contre toute cible désignée par Washington comme « terroriste ».

14 septembre 2001. Texas. L’évacuation des Ben Laden

On l’apprendra trois semaines plus tard. Trois jours après les attentats, 25 membres de la famille Ben Laden élargie résidant aux États-Unis sont évacués vers leur pays d’origine dans un jet privé de la maison royale saoudienne, dont des membres – peut-être le roi Fahd lui-même – ont appelé la Maison-Blanche. Une grosse moitié étudiait dans les meilleures universités du pays. Le motif : la crainte de représailles, que tous ressentaient. Le FBI avait contacté toutes les personnes concernées pour les réunir en un lieu secret au Texas, puis les exfiltrer prestement.

18 septembre-12 octobre. Trenton, New York, Boca Raton… La psychose de l’anthrax

Dans le climat d’extrême tension et de paranoïa qui s’est abattu sur les États-Unis, cinq courriers parviennent, le 18 septembre, aux chaînes de télévision ABC, CBS et NBC, au quotidien New York Post et au magazine National Enquirer, en Floride. À l’intérieur : des spores d’anthrax, ou bacille du charbon, une arme biologique redoutable. Le lendemain, des missives identiques sont envoyées à deux sénateurs démocrates, Tom Daschle et Patrick Leahy. Toutes ont été postées dans le New Jersey. Deux semaines plus tard, de nouvelles missives, contenant des spores encore plus dangereuses, sont envoyées à 17 adresses. L’anthrax infectera 22 personnes, cinq décéderont.

Presque immédiatement, le patron du FBI, Robert Mueller, est soumis à de fortes pressions de la Maison-Blanche pour évoquer la piste Al-Qaïda. Devant ses réticences, Bush et Cheney le font eux-mêmes publiquement. Le sénateur John McCain, lui, privilégie la piste de l’Irak, qui a aussi la faveur de Donald Rumsfeld. La peur panique d’une « attaque biologique » se répand aux États-Unis. L’historienne Susan Wright évoque « une appréhension d’une ampleur inégalée depuis la peur d’une guerre nucléaire dans les années 1950 ». Bientôt, non seulement ces envois cessent, mais le FBI affiche sa conviction : le modus operandi ne peut qu’être le fait d’un scientifique de haut niveau. La police fédérale interrogera 10 000 personnes. Le 4 avril 2005, elle fait de Bruce Ivins son suspect. Ce scientifique de 62 ans travaille depuis dix-huit ans dans un laboratoire secret d’armes biologiques du Maryland. Le FBI met trois ans à boucler son dossier d’accusation. Il devait demander sa mise en examen le 6 août 2008. Une semaine avant, Ivins se suicide. Dossier clos. Le FBI assurera qu’Ivins a été « l’unique auteur » des lettres et qu’il souffrait de troubles mentaux. Son avocat contestera et cette thèse et son suicide. L’affaire reste à ce jour largement énigmatique.

19 septembre 2001. Washington. La bataille des compensations, le drame des pompiers

Juriste réputé, spécialiste des conciliations, Kenneth Feinberg est nommé par Bush à la tête d’un fonds d’indemnisation des victimes. Il décrira quatre ans plus tard, dans un livre poignant, la douleur et la rage des familles, ses propres interrogations et ses doutes. Titre de l’ouvrage : « Que vaut une vie ? » (What is Life Worth ?, Public Affairs, 2005, non traduit). Devait-il privilégier l’équité ou l’égalité ? Payer une somme identique à la famille du jeune trader célibataire qui gagnait des millions de dollars et à celle du plongeur pakistanais travaillant dans l’une des cafétérias des tours et père de cinq enfants ? Et si non, selon quels critères différencier l’un de l’autre ? Finalement, Feinberg optera pour la solution la plus réaliste à ses yeux : décevoir le moins de monde possible. Il répartira plus de 7 milliards de dollars entre 5 560 familles.

Mais les grands oubliés de l’affaire seront les victimes collatérales des attentats. Surtout les pompiers, mobilisés par milliers et qui ont durant des mois déblayé Ground Zero. En janvier 2009, j’avais rencontré John McNamara. Au lendemain des attentats, il avait travaillé trois mois sur ce chantier, sans masque ni aucune autre protection, au milieu de milliers de tonnes de 2 500 contaminants divers : dioxine, mercure, benzène, cadmium, acides insolubles, plomb et autres particules métalliques, etc. Les tours, bourrées d’informatique, représentaient la plus grande concentration au monde de matériaux toxiques. « Un incinérateur à ciel ouvert », déclarera Thomas Cahill, professeur de sciences atmosphériques. « Une semaine après le 11-Septembre, l’Agence de protection de l’environnement a déclaré que l’air, à Ground Zero, était redevenu pur. Or, le nuage y était encore infernal. Ces salopards ne pensaient qu’à rouvrir Wall Street », disait John, les poings serrés. Depuis, il avait multiplié les cancers. Cinq différents. Mais pour les assureurs, leur origine n’était pas établie. Pourtant, les taux de cancers graves parmi les personnels ayant travaillé sur Ground Zero s’avéreront de 50 % supérieurs à la moyenne. « Ils attendent qu’on crève pour n’avoir rien à payer », disait encore John. Quelques mois plus tard, j’assistais à son enterrement. En uniforme rutilant, un millier de pompiers, dans la cathédrale Saint-Patrick, sur la 5e Avenue, accompagnaient sa dépouille. La cérémonie était profondément émouvante. Au sortir, j’ai pensé que l’Amérique savait mieux honorer ses morts que respecter ses vivants.

26 septembre 2001. Montagnes de l’Hindou Koush. L’argent de la CIA

Gary Schroen, ex-chef de poste de la CIA à Kaboul, débarque à la frontière entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan avec six agents américains… et trois millions de dollars en petites coupures. Ils viennent rencontrer l’Alliance du Nord, la formation tadjike afghane que dirigeait le commandant Massoud et sur laquelle les Occidentaux misent pour les aider à renverser le régime des talibans. Dans ses mémoires, First in (« Premier à entrer », Presidio Press, 2005, non traduit), Schroen raconte l’ahurissement de ses interlocuteurs devant une telle somme, dans un pays où le revenu moyen est de deux dollars par mois. Objectif : acheter des volontaires pour s’engager contre les talibans, maîtres de Kaboul. Schroen parcourra le pays et n’aura pas de mal à en trouver. Bientôt, les minorités afghanes, Tadjiks, Ouzbeks, Hazaras et autres, se coalisent pour prendre la capitale : Kaboul.

7 octobre 2001. L’invasion de l’Afghanistan

Avec l’aval de l’ONU, une coalition sous l’égide de l’Otan, emmenée par des troupes essentiellement américaines et britanniques, mais à laquelle participent plus de quarante nations (dont la France), envahit le territoire afghan, après une vague de bombardements massifs des camps d’Al-Qaïda (pour la plupart, déjà désertés) et des forces talibanes. Dans la nuit du 13 au 14 novembre, l’Alliance du Nord, la formation tadjike alliée à l’Otan, entre dans la capitale. Le 7 décembre, le fief des talibans, Kandahar, tombe aussi. Leurs forces sont désorganisées, celles d’Al-Qaïda éparpillées. Ben Laden et certains proches fuient dans un premier temps à Tora Bora, un réseau de cavernes aménagées dans l’Est afghan, avant de gagner des caches plus sûres dans la zone tribale pakistanaise. Washington est rapidement convaincu que l’Afghanistan est « nettoyée ». Il ne reste qu’à reconstruire en érigeant une démocratie modèle, écrivent les néoconservateurs. Personne aux États-Unis n’imagine que, vingt ans plus tard, les troupes américaines seront encore dans un pays qu’elles n’auront jamais été capables de pacifier, ni qu’à l’issue de la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis un président américain, Donald Trump, finira par négocier avec les talibans un accord sur un Afghanistan futur dans lequel leur participation au pouvoir est acquise.

26 octobre 2001. Washington. Le Patriot Act, une loi qui fait débat

Le USA Patriot Act, concocté par la Maison-Blanche et voté par le Congrès américain sept semaines après les attentats, est l’acronyme en anglais de « loi pour unifier et renforcer l’Amérique en lui fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme ». Adopté à 85 % par la Chambre et à 98 % par le Sénat, il va pourtant vite faire débat. Sa logique même est contestée, qui veut que, pour mieux combattre les adversaires de la démocratie, le moyen le plus approprié consiste à abolir des pans entiers de l’État de droit. Ce texte crée une catégorie juridique hors-sol, émancipée du droit international, celle des « ennemis combattants illégaux », auxquels les conventions de Genève ne s’appliquent pas. Ceux auxquels cette dénomination s’étend peuvent être détenus, avec ou sans jugement, selon des lois d’exception américaines, tout en étant privés du droit de contester leur détention devant une juridiction américaine. La loi permet aussi aux agences fédérales de sécurité (CIA, FBI, NSA…) d’incarcérer quiconque est soupçonné de terrorisme pour une période illimitée, sans lui en indiquer le motif ni le déférer devant un juge. Elle autorise ces agences à surveiller à son insu et sans autorisation judiciaire le courrier, les appels téléphoniques, les e-mails, les lectures sur Internet ou dans les bibliothèques de tout individu. Et elle fait obligation aux entreprises (tout particulièrement aux fournisseurs d’accès à Internet) de leur livrer tout le matériel et toutes les données informatiques qu’elles requerront sans en avertir les individus concernés. Il en va ainsi sur 132 pages.

« C’est Big Brother ! » clame l’ACLU, l’association de défense des droits civiques aux États-Unis, qui engagera divers recours, y compris devant la Cour suprême. Pourtant, dans l’atmosphère qui règne alors aux États-Unis, la loi est très massivement adoptée par le Congrès. Sur cent sénateurs, un seul vote contre, le démocrate du Wisconsin Russ Feingold. Surtout, le Patriot Act ouvre la voie à une politique systématique de contournement du droit international. C’est cette loi qui permettra les détentions secrètes dans les célèbres extraordinary renditions, ces prisons hors-champ de la CIA à travers le monde où, selon Amnesty International, 70 000 personnes auraient été incarcérées entre 2001 et 2005, ou encore ces procès, parodies de justice, devant des commissions militaires.

10 novembre 2001. États-Unis, monde arabe… La montée des thèses complotistes

Ce jour-là, devant l’Assemblée générale de l’ONU, George Bush dénonce la nocivité des « thèses conspirationnistes » qui se diffusent dans son pays (et ailleurs). Ces thèses contestent, tous azimuts, la réalité des attentats, leur déroulement ou l’identité de leurs auteurs, et se rejoignent en un torrent grossissant chaque jour, qui va finir dans une coalition qui s’intitulera le « Mouvement pour la vérité sur le 11-Septembre ». Sa « vérité » consiste à accumuler les mensonges les plus divers. Une des thèses courues veut que la Maison-Blanche soit le commanditaire des attentats. Deux options émergent : soit elle les a organisés, soit elle en avait connaissance et les a laissés se produire. Des dizaines d’autres théories fleurissent : les incendies n’expliquent pas l’effondrement des tours jumelles, donc quelqu’un d’autre les a allumés ; il n’y a pas trace d’un avion à l’intérieur du Pentagone (thèse développée en France par Thierry Meyssan, du Réseau Voltaire) ; l’incendie annexe de la tour 7, qui abritait des locaux de la CIA, ne peut être fortuit ; le quatrième appareil qui s’est écrasé a été abattu par un missile sol-air, etc. Ailleurs, d’autres thèses connaissent un succès notoire. Dans l’espace arabo-musulman, la plus fréquente veut qu’Israël soit l’auteur des attentats (à la demande ou non des Américains, c’est selon). La preuve ? Ce matin-là, les salariés juifs du World Trade Center ne seraient pas venus travailler…

Ces délires n’ont pas de limite. Tous visent à stigmatiser l’adversaire souhaité (Bush, les Israéliens ou d’autres). Mais ils sont tristement contrebalancés par une autre thèse conspirationniste émanant, elle, directement de la Maison-Blanche et visant, elle aussi, à fabriquer un ennemi à l’aune de son désir. Disposant de moyens bien plus considérables, la thèse d’une collusion entre Oussama Ben Laden et Saddam Hussein permettra à George Bush de convaincre son propre peuple. Lorsque les États-Unis envahiront l’Irak, les sondages montreront que 70 % de ses concitoyens croient à la réalité de ce fake invraisemblable.

29 janvier 2002. Washington. « Nous sommes le bien »

George Bush prononce, devant le Congrès, son premier discours annuel sur « l’État de l’Union » depuis les attentats. Il y développe la thèse que les États-Unis martèleront jusqu’à leur entrée en guerre en Irak. L’Amérique incarne le bien : « We are good », clame-t-il. Face à elle, un « axe du mal » incarné par trois régimes, ceux régnant sur l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord, qui cherchent à se doter d’armes de destruction massive pour détruire la civilisation. En attendant, ces trois pays sont supposés constituer des suppôts d’Al-Qaïda, actifs ou potentiels. Cherchez l’erreur ! Que l’Irak et l’Iran se soient fait deux décennies plus tôt une effroyable guerre de sept ans, que le premier de ces pays soit dirigé par un régime nationaliste arabe laïque alors que le second est une théocratie chiite (pas moins nationaliste), que le troisième larron soit un despote communiste dégénéré dont les liens avec les deux autres sont inexistants, tout cela importe peu. L’enthousiasme neocon balaie les doutes émis par les « faiblards ». Pour ridiculiser la France et l’Allemagne qui ne s’alignent pas sur la position américaine, Rumsfeld évoquera la « vieille Europe », qui ne comprend rien aux temps nouveaux. Ainsi va la fabrication de l’histoire. Bientôt, c’est toute une panoplie de nouveaux concepts qui envahit la terminologie de la période « post-9/11 ». L’« axe du mal » s’accompagne de la GWOT, la Global War On Terror (« guerre mondiale au terrorisme »), dont on ne sait en quoi elle consiste exactement, sinon qu’elle vise à châtier sans frein ceux que l’on désigne comme les « ennemis de l’Amérique ». 

 

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