Pourquoi Marine Le Pen a-t-elle fini par prendre le pas sur Éric Zemmour ?

Parce qu’elle a d’abord bien géré sa campagne en incarnant le calme et la sérénité face à l’agitation d’Éric Zemmour. Les sondages sur les traits d’image des candidats montrent qu’elle a encore tout récemment progressé. Au début de la campagne, environ 28 % des sondés considéraient qu’elle avait « l’étoffe d’une présidente » ; ils sont désormais 39 %. C’est l’inverse pour Éric Zemmour, porteur d’une forme de nouveauté et de radicalité, mais aussi de violence. Son image s’est progressivement dégradée. D’une certaine manière, il a involontairement renforcé la stratégie de dédiabolisation de sa rivale.

Le second point, c’est qu’elle a su très vite capter les attentes sociales et économiques de l’électorat. Le fameux « pouvoir d’achat ». Elle incarne davantage les préoccupations sociales auprès de l’électorat populaire, et cela joue beaucoup.

Quel rôle a joué la guerre en Ukraine dans cette dernière ligne droite de la campagne ?

Cette guerre aurait dû jouer contre Marine Le Pen puisqu’elle disait admirer Poutine. Elle s’était entretenue avec lui à Moscou en 2017, et elle avait obtenu un prêt d’une banque russe. A priori, elle était cataloguée pro-russe, comme Zemmour. Simplement, elle a été plus rapide que lui à changer de ligne et à condamner l’agression. Et elle a aussitôt habilement adopté un prisme national, insistant sur les conséquences économiques « terrifiantes » pour les Français des sanctions annoncées. Contre toute attente, cette actualité dramatique n’a donc pas joué contre elle.

« Il y a effectivement une polarisation du débat autour des thèses de l’extrême droite et une banalisation de celles-ci. Est-ce que cela veut dire pour autant qu’ils ont gagné ? Je ne le pense pas »

Peut-on situer Marine Le Pen et Éric Zemmour à l’extrême droite ?

Tout dépend de ce que l’on entend par ce terme. Si on part de la manière dont les candidats sont perçus par les Français, Marine Le Pen et Éric Zemmour sont de loin ceux qui sont classés le plus à droite, obtenant tous deux le score le plus élevé, 8,8, sur une échelle numérotée de 0 à 10 allant du plus à gauche au plus à droite.

Leurs idées dominent pour l’instant le débat public. Assiste-t-on à un mouvement électoral ascendant ?

En cumulant leurs scores et celui de Nicolas Dupont-Aignan, vous obtenez quelque 33 % des intentions de vote, un record pour un premier tour. Mais, au second tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen recueillait déjà presque 34 % des suffrages exprimés, soit près de 11 millions d’électeurs. Et il faudrait relativiser un peu l’avalanche de chiffres, dans cette course de petits chevaux que donnent à voir les sondages.

L’instrument privilégié, le sondage sur access panel en ligne, a beaucoup d’avantages : il ne coûte pas cher, il est très rapide, et les personnes sondées, seules devant leur ordinateur, se censurent moins que face à un enquêteur. Mais la même enquête en face à face, au domicile des sondés, peut donner des résultats très différents. L’échantillon des access panels a pour inconvénient de sous-représenter l’électorat populaire, les personnes issues de la diversité, celles peu à l’aise avec le numérique. Autrement dit, ces sondages sont un miroir déformant.

« Je dirais que la droite est beaucoup plus mobilisée que la gauche. Mais il ne faut pas faire comme si tout était plié d’avance »

Diriez-vous que rien n’est joué dans cette élection ?

Je dirais que la droite est beaucoup plus mobilisée que la gauche. Il ne faut toutefois pas faire comme si tout était plié d’avance. Quand on regarde l’évolution dans le temps des valeurs sur lesquelles s’opposent gauche et droite, cette dernière est toujours plus en faveur de l’autorité, de la hiérarchie et nettement plus anti-immigrés.

Or, depuis 1990, à rebours de l’idée d’une droitisation massive de la France, on observe que le rejet de l’autre, y compris des musulmans, va décroissant, même après les attentats de 2015, qui faisaient craindre une explosion d’intolérance. Il ne faut pas confondre la scène partisane et l’évolution en profondeur de la société française. Sur le long terme – l’indice longitudinal de tolérance conçu par le politologue Vincent Tiberj pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de l’établir –, l’acceptation de toutes les minorités progresse, lentement mais sûrement. 

C’est un autre visage de la France que celui que montrent les plateaux de télévision.

Oui. Si vous regardez le dernier baromètre d’image du Rassemblement national (Kantar Public, janvier 2022) ou le Baromètre racisme de la CNCDH, vous verrez que la proportion de gens qui rejettent les immigrés et l’islam a en fait baissé ces trente dernières années. On ne peut pas dire que l’extrême droite a gagné la bataille des idées. En revanche, la publicité donnée à ses thèses, en particulier dans les médias d’information en continu, provoque une illusion d’optique.

La droite républicaine reprend toutefois régulièrement une partie de ces idées.

Oui, c’est la première fois qu’une thèse complotiste comme celle du « grand remplacement » est reprise, alors même que Valérie Pécresse fait figure de candidate « modérée » au sein de son camp. Sur la chaîne CNews, on en parle comme si c’était un fait avéré. Il y a effectivement une polarisation du débat autour des thèses de l’extrême droite et une banalisation de celles-ci. Est-ce que cela veut dire pour autant qu’ils ont gagné ? Je ne le pense pas. Dans la tête des électeurs et des électrices, la priorité c’est le pouvoir d’achat, pas l’immigration. Ce qui me frappe, c’est moins une extrême droitisation de la société que le décalage croissant entre l’offre et la demande politique.

« Marine Le Pen attire les jeunes femmes, Zemmour les révulse. Elle capte les catégories populaires, il les éloigne. Mais lui séduit davantage les classes moyennes et supérieures »

Le total de leurs intentions de vote est pourtant supérieur à celui d’Emmanuel Macron.

Peut-on additionner le score Le Pen et le score Zemmour ? Non, parce qu’ils ne séduisent pas le même type d’électorat. Marine Le Pen attire les jeunes femmes, Zemmour les révulse. Elle capte les catégories populaires, il les éloigne. Mais lui séduit davantage les classes moyennes et supérieures, les « cathos tradis » et les séniors. Ensemble, sur le papier, ils sont complémentaires. Mais une partie de l’électorat populaire de Marine Le Pen ne votera jamais pour Zemmour et, inversement, une partie de l’électorat huppé de Zemmour n’ira jamais voter pour la fille de Le Pen.

Comment expliquez-vous la porosité entre la droite et l’extrême droite ?

Outre l’enjeu européen, qui a été le détonateur de cette fragmentation du système partisan français, il y a eu un phénomène boomerang. Le fait que notre société devienne justement de plus en plus tolérante, de plus en plus permissive sur le plan des mœurs (famille, sexualité…) a provoqué un retour de bâton, un effet de backlash à droite. Lors de la Manif pour tous, on a vu clairement une partie de la droite se radicaliser autour de la défense d’un ordre moral traditionnel que Zemmour incarne beaucoup plus que Marine Le Pen.

Marine Le Pen et Éric Zemmour ont-ils des programmes différents ?

Ce qu’ils partagent, c’est la préférence nationale, « les Français d’abord ». De ce point de vue, Marine Le Pen n’a absolument pas bougé. Elle a toujours annoncé qu’elle ferait un référendum pour contourner l’inconstitutionnalité de telles mesures. Elle continue de défendre une abolition des lois antiracistes Pleven et Gayssot. En revanche, le programme de Le Pen est plus social. Sur l’immigration, elle est moins assimilationniste ; elle n’entend pas imposer des « prénoms français », elle refuse d’utiliser le terme « grand remplacement ».

Quelle influence la défiance et le populisme pourraient-ils avoir sur cette élection ?

Le populisme, on le met à toutes les sauces, à droite, à gauche, au centre. Au sens large du ressentiment anti-élites, il touche la majorité des Français, les 75 % qui considèrent que les politiques « ne se préoccupent pas des gens comme eux » et les 64 % qui pensent qu’ils sont corrompus. Ce qui distingue Marine Le Pen et Zemmour, c’est qu’ils incarnent une droite prônant la manière forte, avant d’être populiste : Marine Le Pen était, il n’y a pas très longtemps encore, pour le rétablissement de la peine de mort, et Zemmour y est « philosophiquement favorable ». Une droite nativiste, combinant nationalisme et ethnocentrisme, construite sur le refus de l’autre. Le paradoxe de la situation, c’est qu’à la différence de Trump, de Salvini ou d’Orbán qui font dans la provocation maximale, Marine Le Pen a pratiqué une stratégie de dédiabolisation, lissant son discours. Sans doute pour faire oublier qu’elle est la fille de son père.

Dans l’hypothèse d’un second tour Emmanuel Macron-Marine Le Pen, cette dernière pourrait-elle bénéficier de reports de voix tels qu’ils lui permettraient de l’emporter ?

Ce n’est pas impossible, mais très improbable. Je constate surtout que le contexte est très particulier. À la veille d’une élection présidentielle, il n’y a jamais eu autant d’abstentionnistes potentiels (plus de 30 %) et de futurs votants indécis (près de 40 %). Dans ces conditions, faire des pronostics est extrêmement difficile ! Tout se jouera sur le taux différentiel de mobilisation des électorats. Si l’électorat de Macron se démobilise en même temps que celui de Le Pen se mobilise nettement et que, de surcroît, une partie de la gauche décide de s’abstenir pour marquer sa désapprobation envers le président candidat, tout est possible. Il ne faut pas oublier qu’en 2002, c’est avec moins de 200  000 voix que Jean-Marie Le Pen est passé devant Lionel Jospin au premier tour. La prudence s’impose donc. Cependant une nette majorité de Français ne voterait pour Marine Le Pen en aucun cas, ne souhaite pas qu’elle soit élue, ne croit pas qu’elle le sera, et continue de la percevoir comme un danger pour la démocratie. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & PATRICE TRAPIER