D’où vient cette sensation que nous n’avons plus le temps ?

Nous sommes entrés dans une société d’hyperconsommation du temps : l’offre de choses à faire augmente plus vite que celle du temps disponible qui est pourtant, elle aussi, en rapide augmentation. On peut allumer trente-six chaînes de télévision, lire quantité de livres, prendre l’avion pour voyager partout, et la pression d’Internet est constante… Mais la réalité, c’est qu’on n’a jamais eu autant de temps, et de très loin. Si je donne le temps en masse, l’espérance de vie moyenne en Europe est aujourd’hui de 700 000 heures, contre 500 000 heures avant 1914, et 300 000 heures estimées à l’époque du Christ. Une petite fille qui vient de naître devrait vivre 800 000 heures, si nous échappons à une catastrophe écologique. On a gagné plus de dix ans d’espérance de vie depuis 1945 ; on en avait déjà gagné dix depuis le début du XXe siècle.

Pourquoi parler en heures ?

Si je le dis en termes d’âge, vous allez imaginer de vieilles personnes chenues. 700 000 heures, c’est une quantité homogène à « consommer ». 

Que fait-on de ce temps ?

C’est là que le gain est spectaculaire. On dort en moyenne un peu plus de 200 000 heures dans notre vie, soit trois heures de moins par jour que nos grands-parents, et on gagne trois heures de vie par jour avec l’augmentation de l’espérance de vie. Autrement dit, on gagne chaque jour en se levant six heures de temps disponible par rapport à nos grands-parents. Il y a un siècle, on vivait 500 000 heures, on dormait 200 000 heures, un ouvrier ou un paysan travaillait 200 000 heures. Il restait 100 000 heures pour faire autre chose. Nous, on vit 700 000 heures, on travaille environ 70 000 heures – une base de 42 ans de travail à 35 heures donne même 63 000 heures – et on fait environ 30 000 heures d’études. Résultat : après le sommeil, les études et le travail, il reste 400 000 heures pour faire autre chose. Voilà la base de notre monde : une civilisation du temps long et du travail court. Le temps non contraint a été multiplié par quatre en un siècle, ce qui bouleverse tous les équilibres de nos sociétés.

Mais de nouvelles occupations sont apparues, qui semblent nous dévorer.

Oui, on s’est inventé de nouvelles contraintes. Souvent sous la pression des « marchands de temps libre ». La télévision, c’est 100 000 heures. Autant que le travail et les études. Depuis que la télé a été inventée, l’espérance de vie a été prolongée de 100 000 heures. Toute cette vie nouvelle, on la passe devant la télé. Or on dit que la télé tue le lien social : c’est faux. Elle ne prend pas sur le lien social, mais sur le cimetière. Et on est mieux devant la télé qu’au cimetière… Le temps passé devant la télé n’enlève rien au temps religieux, politique ou sentimental. Ni au temps de travail. Il le modifie. Aussi les liens privés issus du temps libre écrasent les liens sociaux issus du travail. À côté d’être ouvrier ou journaliste, on est jogger, collectionneur, cinéphile, croyant, homosexuel… C’est pourquoi les religions remontent dans l’espace public : on les voit davantage. Comme la Gay Pride, les vacances, la retraite… avec un investissement important dans le corps, la forme, la beauté, la santé. Le temps libre occupe l’essentiel du temps sociétal. La vraie richesse est là. 

Quels sont les effets de cet allongement du temps ?

Plus la vie est longue, plus on la vit par séquences courtes. C’est ce paradoxe qui est au cœur de notre modernité. Pourquoi ? Car, ayant gagné vingt ans de vie, on ne va pas faire vingt ans de plus la même chose ! On va retenter sa chance en amour, au travail, changer d’engagement, d’habitat… Jusque dans les années 1950, on se battait pour que ses enfants soient installés avant de mourir. On disait à la campagne : « Quand le fils s’assoit au bout de la table, le père peut mourir. » Aujourd’hui, quand nos enfants nous quittent, il nous reste vingt ou trente ans de vie. La retraite est vécue comme de très grandes vacances et 48 % des Français rêvent de déménager vers leur région d’origine, ou celle de leurs vacances préférées. D’autres divorcent ou achètent un camping-car. On est grands-parents à 53 ans, on perd ses parents à 63. On associe, à tous les âges, discontinuité, mobilité et liberté. Du coup, on est en permanence multi-appartenant et, au fond, l’exclusion aujourd’hui, c’est la mono-appartenance. 

À quoi tient cet éclatement ? 

À la mobilité ! La mobilité, c’est la culture qui a remplacé la sédentarité et dont on mesure les traces sur le sol. Une personne parcourait en moyenne cinq kilomètres par jour en 1960, contre cinquante kilomètres aujourd’hui. Le copain de travail n’est plus le copain de vélo, qui n’est plus celui du militantisme ni des vacances. Cette mobilité permet d’acquérir une extraordinaire liberté de gérer son propre récit, de raconter sa vie comme on l’entend. À notre mort, nos amis et notre famille rassembleront ces bribes de notre existence et chacun sera très surpris de toutes ces facettes. Avant, on ne racontait pas la vie du défunt car tout le monde la connaissait. Dans cette société de discontinuité et de mobilité, nous vivons de plus en plus par période décennale – nos amours, nos logements, nos engagements… Le seul lien qui s’allonge, c’est le CDI, qui a franchi la barre des dix ans car les gens ont peur du chômage. En contrepartie, les jeunes et les chômeurs ont du mal à entrer ou rentrer sur le marché du travail, ou alors ils doivent emprunter des voies très précaires.

Comment se manifeste la collision de la vitesse et du temps ?

Il faut établir le lien entre la vitesse et la polyactivité : l’enjeu est d’aller plus vite et de faire plusieurs choses en même temps. Le phénomène de l’accélération est intéressant. Les films sont plus courts. Les livres aussi, ou beaucoup plus longs. Avant, un livre devait faire 240 pages pour être présentable. Aujourd’hui, il en fait 80 ou 600. On entre dedans, ou il nous occupe pour un trajet. On pourrait parler de burn-out du temps libre comme de burn-out au travail. La vitesse s’allie à la densité. Notre temps libre a acquis une densité comparable à celle de notre temps de travail. Si un enfant n’est pas occupé par trois activités en plus de l’école, on considère qu’il va « rater sa vie »… On empêche les enfants de s’ennuyer. Or les moments d’ennui font partie de ceux où l’on se met à réfléchir !

La technologie numérique est-elle à l’origine de cette accélération ?

Nous sommes saisis par la vitesse qu’impose la société numérique. Mais l’accélération a commencé avant, avec les ruptures culturelles des années 1960. On est sorti d’une société de groupes, de classes, pour devenir une société d’individus autonomes qui a ménagé une place nouvelle aux femmes, à la nature, au tourisme et aussi favorisé la mondialisation. Comme la mobilité des gens augmentait, il a fallu inventer des techniques pour maintenir le lien. On a commencé à installer des cabines téléphoniques, qui viennent d’être supprimées en ce début d’année. Puis, avec Internet, le portable, on a utilisé les objets techniques qu’employaient les militaires pour relier leurs troupes. Plus on a disposé de ces objets modernes, plus la mobilité s’est accélérée. Mais c’est bien la rupture culturelle des années 1960 qui a induit des besoins technologiques, lesquels ont à leur tour bousculé la société. C’est elle qui bouscule en ce moment le travail, et lie l’humanité en une grande communauté sur une Terre si petite, perdue dans l’Univers. Et nous fragmentons cette totalité pour retrouver des « nous » par lieux ou origines, genres, religions, nations…

Que voulez-vous dire ?

Pour se repérer dans cette immensité de temps et de liens virtuels, on s’est d’abord raccroché à des héritages : nations, religions, lieux, traditions… L’enjeu auquel nous faisons face est de civiliser ces héritages et de prendre le pouvoir sur notre propre temps. En valorisant les marqueurs rituels – Nouvel An, Noël, fêtes républicaines, anniversaires… – et en apprenant à ralentir, à se déconnecter, à éteindre son téléphone portable. Les 35 heures représentent certes une réduction du temps de travail. Mais travailler une demi-heure par jour en moins n’a guère de sens. Seuls ceux qui peuvent décider qu’ils iront voir un match de foot avec leur gamin le mercredi ont gagné quelque chose. L’enjeu est donc moins la quantité de travail que le choix du moment où l’on prend du temps pour soi. Et il faut penser cela sur l’ensemble de la vie.

Que font les gens de ce temps supplémentaire dont ils disposent ?

Des millions de Français peignent, font de la musique, voyagent, jardinent, s’engagent dans une association, bricolent, voire construisent leur maison. À ne s’intéresser qu’à ce qui se vend, on oublie que l’autoproduction domestique est un enjeu majeur de qualité de vie. Voyez aussi tous ceux qui écrivent. En vérité, ils le font moins pour être publiés que pour reprendre le pouvoir sur leur propre temps.

Qu’est-ce qui a changé dans notre perception du temps ?

Historiquement, le temps a appartenu à Dieu, puis au travail après 1789. Maintenant, le temps est à nous. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le temps nous appartient. On peut décider de ne pas travailler, la société va nous verser le RSA. Je suis maître de mon temps. Avec un effet terrifiant : si je rate ma vie, c’est mon problème. Ce sentiment de responsabilité est lourd. Or le temps et son usage ne sont pas intégrés dans les analyses politiques, alors que le territoire du politique bascule de l’espace au temps. L’écologie est ainsi la première pensée politique du temps. On se préoccupe de ce qui va se passer dans trente ans ou dans trois cents ans. 

Vous parlez du temps de la société. Qu’en est-il du temps de chacun ?

Comme le temps est à nous, nous n’acceptons plus de le perdre. Un train en retard nous met en rage. La SNCF met des pianos dans les gares pour que les gens qui attendent se disent qu’ils ont utilisé ce temps pour eux, qu’on ne le leur a pas pris. Comme le temps est à nous, nous n’acceptons plus que l’autre nous prenne ce qui nous appartient. Alors on se révolte. La société numérique relie les individus autonomisés et les reprend dans ses rets en les bombardant de messages, en recréant un sentiment d’urgence. On se croit sommé de répondre. C’est là qu’il faut savoir reprendre le pouvoir. Vivre, en somme. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO