Comment qualifier la période politique que viennent de vivre les Français depuis l’annonce de la dissolution jusqu’au risque évité de voir l’extrême droite prendre le pouvoir ? Quels sentiments les traversent ou ont pu les traverser ?
D’abord un moment de sidération, où la notion de dissolution était moins institutionnelle que « littérale », au sens où certains citoyens se sont sentis « dissous » par ce nouvel événement qui avait les allures d’un nouvel effondrement. Un moment de colère aussi, envers le garant des institutions républicaines, parce qu’il malmenait de nouveau celles-ci, sous couvert de geste gaullien. D’ailleurs, parler de « grenade dégoupillée » en voulant définir ce choix montrait bien que ce dernier était résolument tacticien et cynique. Mais cette brutalisation s’est appliquée tout autant aux partis qu’aux citoyens lambda qui ont cru voir le piège de l’extrême droite se refermer sur eux. Sans oublier l’aspect problématique d’une partie de LFI, qui manie également une forme de « radicalisation », ce qui ne convient pas à toute une partie de la gauche. Et maintenant que le pire a été évité, rien n’est certain pour demain en matière de vitalité démocratique et délibérative, car chacun voit bien la difficulté d’inventer une nouvelle culture parlementaire, capable de sortir du strict jeu oppositionnel, pour produire des coalitions en fonction des projets.
Vous estimez que le vote RN en soi n’est pas du ressentiment, car cette notion suppose une durée. Que dit alors ce vote de ceux qui l’ont soutenu ?
En fait, on ne peut sonder les âmes aussi aisément ; pratiquer tel ou tel vote dit extrême, à un instant t, peut correspondre à différentes motivations : la tentative de provoquer un électrochoc pour déstabiliser un « système » qu’on juge inefficace, injuste socialement ou illégitime. Cette action n’est pas obligatoirement du ressentiment ; elle est éventuellement stupide, voire dangereuse, éventuellement cynique parce qu’elle flirte avec le « feu ». Mais ce vote peut aussi correspondre à un phénomène plus profond d’adhésion idéologique et plus spécifiquement avoir un aspect « ressentimiste ». Le ressentiment se caractérise notamment par la désignation de « mauvais objets », à l’intérieur dudit pays et à l’extérieur : par exemple, le nouveau « déloyal » qu’est devenu le binational, ou le migrant bénéficiant de l’aide médicale de l’État, deviennent les nouveaux boucs émissaires internes à la France ; au niveau extérieur, l’ennemi peut être celui qui fait du dumping socio-économique, ou qui met la sécurité des citoyens français en danger. Le vote RN est néanmoins classiquement considéré comme « ressentimiste » parce que les leaders de l’extrême droite surfent sur l’émotion victimaire et le besoin de réparation de leurs électeurs potentiels, et sur le fait que leur demande est très précisément la préférence pour eux-mêmes – la justice sociale est revendiquée pour eux-mêmes, et non de manière plus inconditionnelle, au contraire de ce que pourrait faire un parti d’extrême gauche.
« Plus l’électorat se radicalise, moins il est sensible à la nuance, à la pluralité démocratique »
Diriez-vous qu’il faut maintenant réparer ou guérir la France, notre corps social ? Et comment faire ?
Ce qui est certain c’est qu’un pays dont une grande partie des citoyens a voté pour l’extrême droite et une autre, non négligeable, pour un parti radical de gauche manifeste sa colère et son envie d’en découdre. Plus l’électorat se radicalise, moins il est sensible à la nuance, à la pluralité démocratique. Il a généralement tendance, à l’inverse, à n’entendre des discours que ce qui vient le confirmer dans ses préjugés. Donc, rationnellement, c’est assez difficile de le faire changer d’opinion, car nous sommes bien plus aptes à changer d’avis lorsque nous sommes confiants les uns envers les autres et que nous respectons nos « adversaires ». À partir du moment où la confiance se rompt, les arguments des autres sont jugés par définition ineptes. Donc il faudra trouver assez rapidement les enjeux communs sur lesquels on pourra rebâtir une confiance réciproque : par exemple, faut-il rouvrir le dossier des retraites pour créer un consensus autour de la réforme de notre système, et dès lors restaurer un peu de cette confiance démocratique perdue ?
Comment faire ou refaire société ?
Refaire société demande du temps, et le monde actuel produit des accélérations incessantes qui nous brutalisent, nous vident et se révèlent finalement destructrices de l’ethos citoyen. Parvenir à mettre en place une nouvelle culture parlementaire est néanmoins un enjeu essentiel pour recréer de l’apaisement, et donc de la cohésion sociale. Après, je reste interloquée devant la mobilisation exceptionnelle des citoyens lors du grand débat, et le rien absolu que le président en a tiré, alors qu’il y a eu deux millions de contributions. Elles sont conservées aux archives départementales, mais tous les chercheurs en sciences humaines et sociales se plaignent de ne pouvoir y accéder aisément. Il est terrible – et fondamentalement destructeur de la confiance démocratique – de provoquer un tel travail citoyen pour finalement ne le prendre aucunement en considération.
Quel horizon enviable et stimulant peut se dessiner pour nos concitoyens ?
L’horizon enviable et stimulant serait de réussir là où les autres démocraties occidentales ne réussissent pas encore, car l’enjeu dépasse largement le spectre français : il renvoie aux conditions mêmes de l’exercice démocratique en contexte mondialiste, avec des marchés aux ordres de la financiarisation, des multinationales qui peuvent entrer en compétition avec les États et leur imposer leurs préférences au détriment des aspirations collectives, notamment en les mettant en défaut par des arbitrages juridiques. Et il faut ajouter à cela la crise climatique qui fait qu’un devenir-migrant menace chacun d’entre nous. Donc réussir demandera du temps, car il s’agit d’inventer une manière de reterritorialiser la démocratie sans basculer dans un repli nationaliste protectionniste belliqueux.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO