Un mois après le début de la guerre, où en sommes-nous sur le plan militaire ?
L’invasion a échoué. Les troupes russes sont dans un état extrêmement inquiétant pour elles. À l’heure actuelle, sur la base des moyens mobilisés, le but de guerre initial, à savoir la conquête de l’ensemble de l’Ukraine, est hors de portée. Est-ce que cela signifie que Poutine a perdu sa guerre ? Pas forcément. Il peut parfaitement décider d’augmenter les moyens utilisés, de faire pression en utilisant des armes de destruction massive, par exemple. De ce point de vue, il reste le maître du jeu.
Il n’est donc pas en position de faiblesse aujourd’hui, malgré les déboires de son armée ?
Tout dépend de ce que vous êtes prêt à faire pour obtenir quelque chose. Il est clair que si vous utilisez l’arme nucléaire contre un pays non nucléaire, vous avez de fortes chances de l’emporter – au risque de déclencher la Troisième Guerre mondiale. Ce qu’il a fait jusqu’ici ne préjuge pas de ce qu’il va faire demain.
L’Ukraine peut-elle négocier avec Poutine dans ce contexte ?
Le fait que l’armée russe se fasse étriller permet en effet à l’Ukraine de négocier dans une position de relative force. D’où le caractère assez impressionnant des concessions que le président Zelensky se sent en mesure de faire, lorsqu’il a proposé la semaine dernière de lâcher l’intégralité du Donbass et de reconnaître l’annexion de la Crimée. Il n’aurait pas été en mesure de proposer une négociation sur cette base si l’Ukraine connaissait une déroute.
Pourquoi jugez-vous ces concessions impressionnantes ?
Prenons comme comparaison la guerre de 1870, qui n’est pas la plus mauvaise des analogies, avec une guerre bilatérale entre deux pays importants. Imaginez alors que les Prussiens réclament l’Alsace et la Lorraine et que les Français acceptent en proposant, en plus, la Champagne et les Ardennes ! Voilà, en somme, ce que propose Zelensky quand il évoque la cession du Donbass, soit un cinquième du territoire et de la population. C’est une concession de très grande envergure, et le fait que la Russie paraisse la refuser donne la mesure des ambitions de Poutine dans cette guerre : il ne joue pas pour emporter seulement un cinquième de l’Ukraine.
Les négociations semblent avoir débuté dès les premiers jours du conflit. Est-ce inédit ?
Non, pour reprendre l’exemple de la guerre de 1870, il y a toujours eu des échanges entre les parties pendant le siège de Paris. Ici, dès les premiers jours de la guerre, une rencontre a bien été organisée à la frontière entre la Biélorussie et l’Ukraine, où les Russes ont veillé à ce que les conditions soient aussi humiliantes que possible, vraisemblablement pour éviter qu’il puisse y avoir une véritable entrée en matière. Le lieu de la réunion était symbolique : c’est dans cette forêt qu’en 1991 avait été dissoute l’Union soviétique, c’est là où on allait la reconstruire. Il est vrai qu’au moment de ce premier rendez-vous, les Russes croyaient être à Kiev dans les heures qui suivent et pouvoir imposer leurs conditions…
Les négociations menées depuis sont-elles un leurre ?
Le mot de « négociations » prête à confusion. Pour qu’il y ait véritablement négociations, il faut qu’il y ait matière à négocier. Pour l’instant, il ne semble pas que Russes et Ukrainiens aient trouvé un terrain sur lequel négocier sur le fond. Il vaudrait mieux utiliser le mot de « pourparlers », avec des canaux de communication qui sont mis en place pour le jour où ils pourront servir, où il y aura une intention des uns et des autres d’aboutir.
« En brandissant des concessions majeures, Zelensky opère lui-même une manœuvre, visant à faire apparaître les intentions véritables de son interlocuteur »
Pour l’instant, je ne suis pas certain que cette intention existe, du côté russe comme du côté ukrainien. En brandissant des concessions majeures, Zelensky opère lui-même une manœuvre, visant à faire apparaître les intentions véritables de son interlocuteur.
Quelles sont les conditions pour que le moment de véritables négociations advienne ?
La réponse courte est qu’on ne sait pas, puisqu’il ne semble pas qu’on en soit déjà arrivé là. Mais on peut émettre des hypothèses. La première, la plus optimiste, c’est que Poutine se résigne à ne pas monter en gamme dans les moyens qu’il utilise. Une négociation pourrait alors se nouer sur la base d’une deuxième partition de l’Ukraine, après celle de 2014, en attendant que la Russie de Poutine se refasse, quelques mois, quelques années, et entame les opérations militaires nécessaires pour terminer le travail à travers une partition définitive. N’oublions pas que les buts énoncés par Poutine sont des buts maximalistes, soit la non-reconnaissance de l’Ukraine comme un sujet politique.
C’est une hypothèse semi-optimiste, celle d’une paix très temporaire…
J’exclus en effet l’hypothèse que Poutine renonce complètement et embrasse Zelensky pour construire une paix durable entre les deux pays. Ceux qui évoquent la paix nouée entre la France et l’Allemagne en 1945 oublient qu’alors on n’a pas négocié – on a démoli.
Quelle serait alors l’hypothèse pessimiste ?
La mise à exécution des risques évoqués ces derniers jours, avec l’usage par la Russie d’armes chimiques, et la possibilité d’un enchaînement de violences qui mène au recours à l’arme nucléaire – sujet dont on parle en ce moment à Bruxelles.
Comment se déroulent les pourparlers aujourd’hui ?
Ce sont pour l’instant surtout des coups de sonde, des réunions préliminaires, comme celle organisée par la Turquie à Antalya, où se sont rencontrés les ministres des Affaires étrangères turc, russe et ukrainien. Ou les discussions menées, séparément celles-là, par le Premier ministre israélien Naftali Bennett. Ces intermédiaires sont importants, car jugés en dehors du conflit, malgré l’appartenance de la Turquie à l’Otan.
Les autres pays européens sont jugés inamicaux par les Russes, et les discussions entre Poutine et Macron ne peuvent pas être qualifiées de négociations. Les déclarations russes sur leurs objectifs sont parfois contradictoires, mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a qu’un seul patron, et que si ces déclarations sont autorisées par Poutine, lui seul sait ce qu’il souhaite vraiment.
Et enfin, il faut bien garder à l’esprit que le jour où cela deviendra sérieux, on ne le saura pas. Le jour où les uns et les autres décideront qu’il est désormais temps de négocier pour aboutir à un résultat, et non pas pour marquer des points de propagande et désorienter l’adversaire, nous ne le saurons pas. Ils vont s’enfermer, et personne n’en dira rien. Le moment où cela deviendra sérieux, c’est le jour où tout le monde commencera à devenir vraiment silencieux !
Est-il important de ménager une porte de sortie à Vladimir Poutine ?
Encore faut-il qu’il ait besoin de « sortir » ! Le grand problème de beaucoup d’analyses occidentales en janvier ou en février, c’était qu’ils étaient pour la plupart convaincus que Poutine était à la recherche de cette fameuse porte de sortie. Mais ils se sont aperçus progressivement – et cela a été le calvaire de Macron – que Poutine ne cherchait pas du tout cela !
Il était parfaitement décidé à conduire sa grande opération au cours de laquelle, en l’espace de trois jours, il allait renverser le pouvoir à Kiev et serait accueilli en libérateur par des populations délivrées à la fois des néonazis homosexuels, drogués et mafieux et des Américains. Il trouvait cela beaucoup plus intéressant que d’essayer de relancer le processus de Minsk.
Sommes-nous dans la même illusion aujourd’hui ?
Le jour où Poutine cherchera vraiment une porte de sortie, je suis sûr qu’il y aura des gens qui, à juste titre, ne gêneront pas cette recherche. Quant à la question d’une prétendue « humiliation » de Poutine, c’est du niveau du café du commerce. Aujourd’hui, on n’est pas sur une question d’humiliation. Le nombre de morts de l’armée russe, au moins 10 000 en un mois de conflit, est impressionnant. Mais visiblement, de la même manière que les propositions de Zelensky ne sont pas suffisantes pour Poutine, ce dernier ne considère pas non plus que le verdict des armes est définitif.
Quel regard jetez-vous sur l’arrivée de troupes de l’Otan en Europe de l’Est ? Est-ce un signe d’escalade du conflit ?
Il suffit de regarder les chiffres. Nous avons doublé le nombre de troupes. Or, avant la guerre, il n’y avait que 5 000 soldats de l’Otan depuis le golfe de Finlande jusqu’à la mer Noire. On est donc passé à deux fois 5 000. En fait de course aux armements, on a connu mieux. Non, il s’agit plutôt de signifier à Poutine : « Si vous cherchez à profiter de la situation pour ouvrir un nouveau front, vous risquez de trouver sur votre chemin des soldats américains, britanniques, français, allemands, etc. » Là, on est plutôt dans la dissuasion classique.
En revanche, la fourniture d’armes à l’Ukraine est une démarche bien plus dynamique. Il s’agit d’aider les Ukrainiens à refouler les Russes dans et par la guerre.
Quid du rôle de la Chine ?
On fantasme beaucoup à son sujet, et cela se comprend car la Chine est un pays majeur, et il existe un partenariat stratégique entre la Chine et la Russie, qui place potentiellement la Chine et ses entreprises dans la ligne de mire de sanctions secondaires. Évidemment, cela pose un problème aux Chinois, qui sont contraints de choisir entre deux possibilités : ne pas se brouiller à l’excès avec les Américains, et ne pas affaiblir leurs relations stratégiques avec la Russie. Ils cherchent donc avant tout à éviter de faire un choix et restent le plus possible cois.
« Le rebond de la pandémie préoccupe aujourd’hui davantage les autorités chinoises que l’affaire ukrainienne »
Cela étant dit, le problème principal de la Chine en 2022, c’est de réussir le 20e congrès du Parti communiste chinois, qui va élever Xi Jinping au niveau de Mao Zedong, à l’automne 2022. Et ce projet est sérieusement compromis par les risques de Covid, avec un rebond de la pandémie, à Hong Kong notamment, qui préoccupe aujourd’hui davantage les autorités chinoises que l’affaire ukrainienne.
On parle beaucoup ces dernières semaines de la personnalité de Vladimir Poutine. Comment négocier avec lui ?
Je préfère éviter de m’avancer sur le terrain psychologique. Ceux qui disent aujourd’hui que Poutine n’est plus le même que par le passé, pour justifier de n’avoir pas prévu le conflit, se trompent. Les buts de Poutine par rapport à l’Ukraine et à l’ordre de sécurité européen sont connus depuis très longtemps. Ils ont simplement été exprimés de façon beaucoup plus détaillée, formelle et vigoureuse que naguère. Pour une raison assez simple, c’est que l’armée russe n’a achevé sa modernisation que dans la deuxième moitié des années 2010. Au moment de l’annexion de la Crimée, la Russie ne s’estimait pas en état d’envahir l’ensemble de l’Ukraine.
« Ce n’est pas du tout un homme irrationnel. Ses objectifs le sont, mais sa méthode n’est pas défaillante »
Mais, au fond, ce que dit Poutine aujourd’hui n’est qu’une forme plus développée de ce qu’il disait déjà en 2007, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, quand il a annoncé que la Russie était de retour. La nouveauté, c’est qu’il a désormais les moyens, et qu’il est visiblement prêt à aller très loin pour atteindre ses objectifs.
Pour autant, est-ce quelqu’un qui connaît ses dossiers et qui peut avoir une approche très pratique dans la discussion ? La réponse est oui. Ce n’est pas du tout un homme irrationnel. Ses objectifs le sont, mais sa méthode n’est pas défaillante. Il est connu pour être méthodique, travailleur, maître de ses nerfs. Mais si les objectifs sont complètement déraisonnables, comme celui de manger l’Ukraine au petit-déjeuner le jeudi 24 février, cela rend la négociation compliquée.
Propos recueillis par JULIEN BISSON
Dessins JOCHEN GERNER