J’enseigne depuis une dizaine d’années dans mon lycée une méthodologie de pensée critique sous la forme d’ateliers d’autodéfense intellectuelle. L’idée de lutter contre le conspirationnisme n’est pas venue la première année mais la deuxième, après que j’ai été confrontée à un élève qui croyait dur comme fer que les attentats du 11 Septembre étaient un gigantesque complot orchestré par le gouvernement américain, la CIA et le Mossad. Je n’ai pas su quoi dire. Il avançait argument sur argument, et je ne maîtrisais pas le sujet. Il est reparti avec ses croyances renforcées et moi avec un sentiment d’échec.

Les autres élèves avaient eu l’air d’écouter ce qu’il disait avec un intérêt tout relatif. J’ai donc commencé à m’intéresser à ces théories et à ce qu’on appelle maintenant la mentalité complotiste. C’est donc presque par hasard, et pas parce que j’étais plus clairvoyante que les autres, que j’ai fait partie des enseignants « pionniers » en la matière. Nous étions en 2011, bien avant l’explosion en France des théories conspirationnistes, mais elles étaient déjà là, en germe. J’y ai simplement été confrontée plus tôt.

Le moment que j’ai vécu avec cet élève est un classique de la rhétorique complotiste. D’abord, il y a la question des arguments. Les conspirationnistes arrivent avec une myriade de pseudo-arguments. C’est le principe du « mille-feuille argumentatif ». C’est souvent comme cela qu’eux-mêmes sont tombés dedans. Il s’agit d’avancer un très grand nombre de pseudo-arguments qui, pris isolément et analysés, ne tiendraient pas la route. Sur la question du 11 Septembre, par exemple, mon élève avait affirmé que l’acier qui composait la structure des tours jumelles n’avait pas pu fondre à cause de la chaleur de l’incendie causé par l’explosion, car la température était trop basse. Comment aurais-je pu savoir que la température de fusion de l’acier (1 350 degrés environ) n’avait pas besoin d’être atteinte pour que le métal ploie, ou que la structure n’était pas uniquement en acier mais aussi en aluminium (qui fond à 660 degrés) ? Quand il a affirmé qu’un Prix Nobel soutenait sa théorie, comment aurais-je pu savoir qu’il s’agissait d’un Prix Nobel… de littérature, donc sans aucune connaissance en génie civil ? Ainsi de suite pour une liste d’affirmations longue comme le bras. Un non-expert confronté à une telle salve finit par se dire qu’« il n’y a pas de fumée sans feu ».

J’ai revu cet élève par la suite, et cette fois notre rencontre a illustré un deuxième point caractéristique de la mentalité complotiste. J’avais, entre-temps, travaillé et lu sur la question, notamment les deux ouvrages de Jérôme Quirant, professeur de mécanique, qui reprennent point par point tous les arguments avancés par les conspirationnistes et fournissent des explications scientifiques. Donc, en théorie, je savais quoi répondre. Mais cela ne s’est pas du tout passé comme prévu à cause du deuxième problème : l’inversion de la charge de la preuve et son corollaire, ma naïveté supposée.

Pour mon élève, il avait raison parce que je ne pouvais pas prouver qu’il n’y avait pas de complot, même après lui avoir présenté tous mes arguments rationnels. « Oui, mais vous ne pouvez pas prouver qu’il ne s’est rien passé. » Normalement, si une personne affirme quelque chose, c’est à elle de prouver ce qu’elle dit. Quand la charge de la preuve est inversée, c’est à l’autre de prouver que l’affirmation est fausse. On retrouve souvent cet argument chez les adeptes de l’astrologie ou de l’homéopathie : « Vous ne pouvez pas prouver à coup sûr que le zodiaque n’influence pas votre vie », « Vous ne pouvez pas prouver que l’homéopathie n’a pas guéri ma gastro »… Certes. Mais comme l’a dit le mathématicien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970), je ne peux pas prouver non plus qu’il n’existe pas, quelque part, une théière qui flotte dans l’espace. Quand le conspirationniste inverse la charge de la preuve, il est impossible de discuter avec lui, parce que nous ne nous entendons pas sur le principe de raisonnement qui fonde la discussion. Il part de sa croyance et fait feu de tout bois pour l’étayer.

Enfin, cette deuxième conversation illustre un autre aspect typique de la mentalité complotiste : si vous n’êtes pas d’accord avec eux, soit vous péchez par crédulité, soit vous faites partie du complot. Mon élève ne pensait évidemment pas que je conspirais, nous avions plutôt de bonnes relations, mais il m’a trouvée très naïve… Ces deux conversations m’ont forcée à réfléchir sur ce qu’on pouvait faire. Je me suis rendu compte que la discussion devenait impossible lorsque l’adhésion à une ou plusieurs théories du complot atteignait un certain degré. Tout ce que je suis capable de faire avec la raison, c’est empêcher le basculement de ceux qui se posent des questions. Et c’est donc la première étape de mon travail sur la lutte contre le conspirationnisme : écouter ce qu’ont à dire les élèves qui doutent, essayer de rediriger ce doute avec méthode, mais surtout, tenter d’éviter de les laisser se faire aspirer par la mentalité complotiste en maintenant le lien avec eux. 

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