Peut-on parler d’une question noire en France, par-delà la diversité des populations noires ?

Évidemment, il y a des questions noires. Ce qui caractérise la situation spécifique des Afrodescendants, c’est d’une part l’expérience de l’esclavage, qui est étroitement liée à un premier moment de l’histoire de la colonisation, et c’est aussi la deuxième colonisation avec l’installation des Français en AOF et en AEF à la fin du XIXe siècle. L’histoire des Antillais n’est donc pas la même que celle des Africains. Aux Antilles et à la Réunion, l’expérience de l’esclavage et des va-et-vient entre abolition, émancipation et révolution ont créé très tôt l’idée qu’il n’était pas contradictoire d’être noir et français. Au XIXe siècle, des parlementaires antillais disent qu’ils n’ont pas volé leur citoyenneté parce qu’à la fin du XVIIIe siècle leurs ancêtres se sont battus lors des conflits militaires opposant la France à l’Angleterre et à l’Espagne dans la Caraïbe. Les populations d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, à l’exception des Noirs des « Quatre Communes » du Sénégal, étaient pour leur part soumises au Code de l’indigénat.

 

Quel a été le rôle du phénomène migratoire ?

Le rapport de la France à l’identité noire s’est établi au fil d’une histoire migratoire différente entre ces deux groupes – les Antillais, les Guyanais et les Réunionnais d’une part ; les immigrés africains subsahariens d’autre part. Malgré ces singularités historiques, l’expérience du racisme est le fond commun d’une présence noire en France, d’où la formulation par l’historien Pap Ndiaye d’une « condition noire » au sens où ces populations partagent une même stigmatisation du fait de la couleur de la peau et des préjugés coloniaux des corps noirs dangereux, hypersexualisés et subalternes qui traversent l’histoire. 

 

Ces deux types de populations se sont-ils fréquentés dans l’histoire ?

Au début du XXe siècle, des mouvements noirs se sont élevés contre le racisme et contre le colonialisme, comme la Ligue universelle pour la défense de la race noire, et ont associé Antillo-Guyanais et Africains. Ces cercles intellectuels ont fait émerger la discussion autour de la « civilisation nègre », avant même que Césaire n’utilise le mot. La Première Guerre mondiale aussi a rendu massif le fait d’une commune subalternisation rendant possibles ces alliances entre élites intellectuelles antillaises et africaines. 

 

Et au niveau populaire ?

Là, les associations de travailleurs réunionnais, guyanais ou antillais, ou les associations catholiques ont toujours marqué une volonté de se distinguer des Africains au nom de la nationalité et de la citoyenneté. La conscience diffuse que cela n’a pas été facile de se faire accepter comme citoyens fait que ces populations ne veulent pas perdre le bien commun de l’égalité républicaine. Et cette histoire perdure : aujourd’hui, beaucoup d’élus originaires d’outre-mer qui portent la question raciale dans l’arène publique le font à travers un discours très républicain, proche de l’esprit SOS Racisme, dans une adhésion à l’imaginaire de la citoyenneté. Il est difficile pour des gens au bas de l’échelle et pour leur relais politiques de renoncer à plus d’un siècle et demi d’un imaginaire politique qui met en avant l’égalité en même temps que la différence, c’est-à-dire une articulation entre identité antillo-guyannaise-réunionnaise et citoyenneté française. Christiane Taubira est l’incarnation de cela : un républicanisme exigeant en même temps qu’une défense sans essentialisme de ses particularités culturelles. Une nouvelle génération de militants antiracistes afrodescendants ne comprend pas cette réalité, et instruit des procès en assimilationnisme. Dans ces milieux, Christiane Taubira dérange aussi bien qu’elle fascine – parce qu’elle ne transige pas –, mais son républicanisme demeure incompris.

 

En quoi vivons-nous un moment singulier dans cette histoire et quand les choses ont-elles changé ?

À la charnière des années 1980 et 1990, la deuxième vague d’immigration subsaharienne, qui se caractérise par une mixité hommes-femmes, a introduit la présence de Français noirs pour qui la question de la citoyenneté ne se pose pas. Ces enfants portent des histoires de migration différentes, mais ils ont en commun un vécu du racisme anti-Noirs qui s’accompagne d’une peur pour soi et pour ses proches. On a peu dit que les événements de 2005 dans les banlieues ont marqué de manière décisive la conscience de ces enfants aujourd’hui devenus adultes. La mort de Zyed et Bouna a engendré la conscience d’une commune vulnérabilité des corps devant la police et les institutions. Dans les classes de lycées a émergé une conscience chez les jeunes noirs, garçons et filles, que leur corps est une proie disponible à la violence policière et à un pouvoir quasi discrétionnaire des policiers. La conscience d’un traitement différencié par rapport aux Blancs a créé du commun entre les enfants d’Africains et les enfants d’Antillais qui ont bien compris que leur expérience sociale commune était cette fameuse « condition noire ». Ce n’est pas un hasard si c’est en 2005 qu’émerge un collectif comme le CRAN ! 

 

Vous effectuez actuellement une enquête de terrain auprès des jeunes femmes noires. Qu’est-ce qui émerge de cette recherche ? 

J’observe l’effort de construire une identité « afro » à travers des publications, des sites, des festivals, des rencontres afroféministes, mais aussi l’affirmation d’une identité positive qui passe par des manières de s’habiller, des références esthétiques et artistiques. Mais il y a également l’affirmation politique d’une présence noire en Europe. En France, en Italie, en Espagne émerge la revendication d’une identité « afro-européenne ». Ces femmes proclament : « Nous sommes nées ici et nous ne partirons pas. Nous faisons partie de la nouvelle physionomie des sociétés européennes. » Dans les milieux que j’étudie, cela passe par la politisation de l’identité féministe et féminine noire, où le terme d’« afroféministe » est revendiqué. Cette réflexion touche autant des Antillaises que des femmes d’origine subsaharienne.

 

Quelles sont leurs revendications ?

La priorité, c’est la contestation du racisme sous toutes ses formes, notamment en soulignant que le fait de se trouver au bas de l’échelle sociale n’est pas séparable du vécu des discriminations. Ainsi la surreprésentation des femmes noires dans les métiers de nettoyage ou parmi les nounous et les auxiliaires de vie, comme celle des hommes noirs dans la sécurité, pose le problème de la racialisation au sein de l’organisation du travail. Ces femmes plutôt éduquées (avec en moyenne un bac + 3) interrogent leur position et celle de leurs proches dans l’échelle sociale. Elles contestent un « impensé », l’idée que la classification sociale serait débarrassée des préjugés raciaux, eux-mêmes genrés. 

 

Le déclassement social des femmes noires existe ailleurs qu’en France. Aux États-Unis, par exemple.

Certes ! C’est alors tout le fonctionnement du capitalisme mondial qui est en cause. Et l’histoire des préjugés raciaux dans le monde occidental a beaucoup de similitudes, parce qu’un même système fut et reste à l’œuvre. La France n’a pas pratiqué la traite négrière isolément. Savez-vous que les Américains ont importé sur leur sol moins d’esclaves que ne l’a fait la France dans la seule Martinique ? Cependant, l’histoire du racisme en France n’est pas à aller chercher dans l’histoire des États-Unis, mais en France même.

 

La référence dominante aux États-Unis est-elle un bénéfice ou un handicap ?

Elle est à double tranchant. Il y a une puissance symbolique des luttes des Afro-américains, qui constituent une sorte d’idéal pour nombre de militants français. Cette référence fonctionne comme un levier de mobilisation. Elle inspire des discours et des stratégies politiques. Mais, paradoxalement, elle marginalise les luttes en cours, disqualifiées au motif qu’elles seraient importées. Sa force a pour effet d’enfermer le débat français dans un dialogue obligé avec les États-Unis qui empêche la compréhension de ses racines historiques dans le temps long, de la période coloniale au temps des migrations postcoloniales. Quand, aux États-Unis, les Noirs se mobilisent contre les violences policières, ils tirent un fil qui remonte naturellement à l’esclavage. Noirs et Blancs savent de quoi on parle quand on évoque la continuité, sur un même sol, de la violence raciste sur les corps noirs. Alors qu’en France il y a une invisibilité et un flou de la période coloniale, marquée par son hétérogénéité. On connaît les crimes et massacres coloniaux. Mais je ne connais pas de travail offrant la compréhension, dans une même trame, des pratiques concrètes des violences ordinaires ayant marqué les corps colonisés, qu’ils fussent noirs, arabes, asiatiques ou autres. 

 

Sur quoi peut déboucher, en France, la mobilisation actuelle des Noirs et de ceux qui soutiennent leur combat ?

Une chose me semble acquise : ça ne va pas s’arrêter. Nous sommes entrés dans un nouveau temps de la discussion sur le racisme en France. À gauche, on ne le comprend pas. Pour donner une impression d’empathie pour ces luttes, on épouse jusqu’à l’absurde la grammaire américaine de l’antiracisme. Par exemple, on s’interroge sur le « privilège blanc » qui, tel que je le comprends, décrit une expérience sociale épargnée par les discriminations sur la base de la couleur de la peau. Mais est-ce qu’un SDF blanc couché à la sortie du métro dispose d’un « privilège blanc » ? La question raciale en France devrait moins constituer un sujet polémique qu’un enjeu de connaissance. 

Or, ce qui me semble marquer ce moment est le refus de la nouvelle génération de militants antiracistes de se définir comme « enfants d’immigrés ». Même quand mes enquêtées racontent des histoires qui ressemblent à celles de l’immigration, elles refusent d’être renvoyées à une généalogie migratoire pour m’opposer une identité au présent : « femme noire », « lesbienne noire », « trans noire », etc. Le surinvestissement de la catégorie noire dans leur récit oblige à affronter une société française dont le caractère pluriethnique est vécu comme un fait, loin du langage de l’assimilation. Je doute que ce processus s’arrête parce que nous assistons à la montée de jeunes acteurs dans l’arène publique, acteurs pleinement reliés aux expériences qui ressemblent aux leurs en dehors de la France. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL & VINCENT MARTIGNY

 

 

 

 

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