Comment fonctionne un site d’information ? Comment crée-t-il une interaction avec son audience ?

De prime abord, la réponse paraît simple : un site d’information est le reflet d’une rédaction. Il obéit à des choix éditoriaux traditionnels. Mais à la réflexion, ces choix peuvent être biaisés par la technologie. Le premier biais est celui de Google à travers le search engine optimisation, l’optimi-sation par le moteur de recherche. À partir des années 2000, certaines rédactions ont privilégié une écriture de titres permettant aux articles d’être bien placés dans les moteurs de recherche. Cette pratique a généré un risque énorme et un cauchemar pour les rédactions : s’apercevoir que Google dirige la conférence de rédaction du matin car c’est en fonction des requêtes et des recherches des internautes la veille qu’on va déterminer les sujets qui intéressent. Et produire des articles en conséquence. Aujourd’hui Google est moins dominant dans cet écosystème, mais le biais demeure, en particulier pour les titres des articles qui sont optimisés pour plaire au moteur de recherche.

Les réseaux ont-ils eux aussi changé la donne ?

Il n’est pas exagéré de dire que Facebook est devenu le kiosque mondial de l’information. C’est là que s’informe une proportion de plus en plus vaste de la population, ceux qu’on appelle les Millennials ou la génération Y – ils appartiennent à la catégorie des moins de 40 ans, qui représente 60 % de la population mondiale. Les jeunes suivent désormais l’actualité essentiellement via les réseaux sociaux. Conséquence : les médias d’information traditionnels sont en train de perdre le contrôle de leur distribution après avoir perdu le contrôle de la mise en forme de leurs articles. Les géants du Web sont venus s’intercaler entre eux et leur audience.

Qui choisit les informations disponibles et visibles sur Facebook ?

Quand on s’informe sur Facebook, il faut savoir que l’algorithme décide des informations qu’il choisit. Il décide aussi à qui il les destine. Facebook choisit donc quelles informations il va proposer à vos amis, et quels sont ceux parmi vos amis qui vont les lire. Supposez que vous êtes abonné au compte Facebook d’un média que vous aimez. Vous pensez à tort que vous allez tout recevoir de ce média. C’est l’algorithme qui va choisir les articles qu’il juge pertinent de vous fournir. C’est donc lui qui décide de la distribution des informations d’un média. 

Selon quels critères ? 

C’est fonction de clés de répartition totalement secrètes, non transparentes. Les clés de l’algorithme relèvent du secret des affaires le plus absolu, comme la formule de Coca-Cola.

Comment définir l’algorithme ?

C’est une recette de cuisine. Une séquence d’instructions faite de formules concoctées par des informaticiens. L’algorithme filtre et choisit l’information que vous lirez. Et non plus le rédacteur en chef, le directeur de la publication ou le marchand de journaux. L’algorithme décidera de placer cette information dans votre fil d’actualité (news feed) en fonction de votre historique de navigation, de vos like, de vos conversations avec vos amis, de vos réactions aux messages publicitaires. Mais en fonction aussi de nombreux critères inconnus. Les algorithmes sont de véritables boîtes noires dont personne ne connaît le fonctionnement, qui non seulement trient, mais choisissent et distribuent l’information. Nous avons affaire à de nouveaux filtres automatiques et non plus humains, mis en place par les géants de la Silicon Valley, qui détiennent les clés d’accès de l’information.

Comment s’exerce ce contrôle ?

Par le canal de diffusion. Aujourd’hui, l’information est d’abord consommée sur Internet et sur mobile. Or ces géants sont les acteurs dominants sur ces supports. Le phénomène est d’autant plus important que, pour la première fois, les Français sont devenus cette année mobile first. Cela signifie qu’ils se connectent à Internet davantage via mobile que via ordinateur. Qui dit mobile dit forcément réseaux sociaux. C’est quasiment synonyme. On compte en France trente millions d’utilisateurs de Facebook. 

Quelles sont les conséquences de ce bouleversement technologique sur la manière de s’informer ?

J’ai parlé de boîte noire. Mais qui va voir sous le capot de ces engins ? C’est un vrai enjeu démocratique car tout le monde n’est pas informé de la même façon. Pour un jeune d’aujourd’hui, l’information fait bien partie de sa ration média quotidienne, surtout si elle est sociale et fun. Mais si elle n’est pas dans le fil d’actualité de Facebook, c’est qu’elle n’est pas importante. Et si les jeunes ne la jugent pas importante, ils n’iront pas à sa recherche. Il n’y a plus de sentiment de responsabilité civique pour s’informer. Je me souviens d’une citation d’un étudiant rapportée il y a plusieurs années par le New York Times. Il disait : « L’information finira bien par me -trouver »… Là est le nœud du problème : si l’info nous trouve, c’est grâce à des algorithmes qui sont capables de prioriser, de classer, d’associer, de filtrer, mais aussi de masquer et de cacher des infos selon des critères non transparents.

En quoi la démocratie est-elle atteinte ?

La question se pose des médias comme synchronisateurs sociaux. Comment protéger et assurer ce lien quand l’information est personnalisée ? Comment fait-on quand personne n’a la même page de résultats de recherche sur Google ni la même page d’infos sur son fil Facebook ? Ces expériences différentes de l’information rendent le partage difficile. L’information ne peut plus jouer comme avant un rôle de ciment et de cohésion de la société.

Vous voulez dire que si des personnes formulent une requête identique, aucune d’entre elles ne voit -s’afficher la même page de résultats ?

C’est absolument certain. Google choisit les pages qu’il met sous vos yeux. Ces pages ont un classement décidé par Google seul. Or l’internaute ne regarde que la première page, et plus précisément les deux ou trois premières entrées. C’est ce choix qui, sur un sujet de politique ou de société, est décisif. Tapez par exemple « primaire à droite ». Les gens croient qu’ils obtiennent tous le même résultat, comme s’ils ouvraient le même dictionnaire ou la même encyclopédie. Ce n’est pas du tout le cas. Pourquoi est-ce différent ? Là réside le grand mystère. On ne sait pas. 

Il existe des dizaines de milliers de critères. On en est réduit à avancer des hypothèses sur les goûts, les historiques, les achats. Le philosophe Bernard Stiegler dit que « nous sommes tous calculés » ! Et nous sommes calculés par des puissances totalement privées, dépendantes du marché, du -marketing. Nous entrons dans des formules opaques fabriquées par des informaticiens et des designers dont la formation éthique n’est pas très poussée. On est en droit de questionner la pertinence des choix éditoriaux en matière d’information. Ce sont des ingénieurs qui les font, pas des journalistes. Des logiciels se développent sans surveillance, quasiment seuls. Les coups de tournevis donnés dans l’algorithme, je veux dire les changements de critères, sont quotidiens, chez Google comme chez Facebook. Les algorithmes n’ont rien à voir avec une ligne éditoriale.

Que faire face à cette dépossession ?

Il faut réclamer des comptes à ces algorithmes qui échappent à tout contrôle. Il faut enquêter sur ces boîtes noires. Se demander si les algorithmes sont loyaux, s’il y a des manipulations. Aucun journaliste n’a mené l’enquête à ce jour. Certes, les journalistes ne sont pas des ingénieurs. Mais il existe une discipline encore peu répandue, la rétro-ingénierie, qui permet d’analyser le fonctionnement interne des machines. Attention : je suis convaincu qu’on est mieux informé aujourd’hui qu’il y a vingt ans car les grands monopoles ont disparu et qu’on dispose de beaucoup plus d’informations. Mais nous devons faire face à de nouveaux monopoles et de nouveaux filtres automatiques dominants.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !