Comment je vois aujourd’hui la campagne et les paysans ? J’avoue tout de suite : avec un grand pessimisme ! Mais je ne connais que mon canton du nord de la Mayenne, peut-être y a-t-il d’heureuses initiatives ailleurs. Sincèrement, je l’espère.

Qu’est donc devenue la paix assez heureuse ressentie dans les fermes quand j’étais adolescent ? Certes, j’avais l’innocence d’oublier que derrière l’apparence se lovaient injustices sociales, rancunes et jalousies, mais enfin il y avait aussi une certaine sagesse, une juste fierté, et quelques airs d’accordéon. Surtout un respect pour la terre, mais voilà bien un sentiment qui n’est plus du tout à la mode ! J’ai toujours eu une affection profonde pour la ferme, peut-être parce que je n’y suis pas né, seulement juste à côté, et que je n’ai fait de travail agricole que par jeu. Si j’ai écrit L’Homme des haies où un vieux paysan raconte sa vie et ses travaux avec sérénité, c’est parce que je crois vraiment qu’il y a eu des périodes heureuses en agriculture, le paysan alors produisait sans détruire, il écoutait la nature.

Pour acheter leur ferme, qui rapportait trop peu au propriétaire, les fermiers se sont endettés et puisque les banques les y ont incités, ils ont pris goût aux emprunts, pour acheter un tracteur plus puissant, faire monter une stabulation avec salle de traite ou acquérir encore de la terre… Aujourd’hui, ce qui est sensible, c’est une tension car les sommes brassées dans le monde paysan sont importantes. Afin de rembourser la banque et payer les factures, les paysans tentent par tous les moyens d’augmenter leurs revenus. Alors ils mettent plus d’engrais en terre et si la plante cultivée n’absorbe pas tout, le reste part au fil de la pluie jusqu’aux sources et aux ruisseaux. En vue d’éliminer les insectes qui font tort aux céréales, ils répandent des pesticides sur les champs et dans l’air ! Autrefois, nous marchions dans le blé avec soin, suivant l’étroit chemin entre deux rangs, large comme le pied, pour arracher ici et là une plante gênante, laiteron ou chardon ; maintenant les cultivateurs arrosent avec un herbicide qui épargne la céréale mais empoisonne toute autre espèce végétale. Ces pollutions sont nommées -« traitements », un mot qui rassure !

 

Pour que les vaches laitières produisent le plus de lait possible, on ne se contente plus de les nourrir d’herbe et de foin, on leur donne des « aliments » qu’un camion livre à la ferme et surtout on les nourrit avec du maïs haché – grains et tiges – mis en silo sous une bâche de plastique noire que stabilisent contre le vent une quantité de vieux pneus ! Aux vaches on coupe les cornes, qui ne servent à rien et sont gênantes. Mon vétérinaire m’a dit avoir gagné sa vie grâce à la nourriture fermentée qui fragilise beaucoup les bêtes. Il y a aussi un élevage hors-sol que toutes les fermes ne pratiquent pas, celui de cochons dans des porcheries en parpaings couvertes de tôle où les animaux sont si entassés qu’ils se mordent la queue les uns les autres (on a intérêt à la leur couper), ou celui de veaux dans deux larges couloirs couverts de matière plastique, avec un extracteur -d’atmosphère et d’odeurs qui ronfle !

Pour ces entreprises-là, l’éleveur n’est qu’un employé -d’hôtel, animaux et nourriture lui sont confiés, il distribue les repas et, après le départ des cochons ou des veaux, nettoie les lieux avant qu’arrivent de nouveaux pensionnaires. Ce ne sont pas ses animaux, il ne peut s’y intéresser. (Au contraire, ayant élevé pendant trente-cinq ans des bovins de race Maine-Anjou dans un mode « veaux sous la mère » qui permet à ceux-là de boire au pis pendant des mois et de gambader dans la prairie au côté de leur mère, je me souviens de ma satisfaction à les voir évoluer en un bœuf – les mâles castrés – ou une génisse, qui deviendrait une de nos vaches). Cochons ou veaux, il y a un quota de pertes possibles et le nourrisseur, s’il n’a pas trop de mortalité, peut abattre pour lui-même quelques têtes. Je connais une éleveuse de cette sorte à qui on a dit : « Tu vas pouvoir manger du veau… », et qui a répondu : « Ah, du veau comme ça, je n’en mangerai jamais ! » 

 

Un éleveur refusant de mettre dans son assiette la viande qu’il concourt à produire, me semble être le symbole et l’aboutissement d’une dégradation de la nourriture fournie par cette agriculture qui tend à devenir industrielle ! Ce serait donc pour en arriver là que les cultivateurs ont enlaidi la campagne avec des constructions qui vont très mal vieillir, qu’ils ont abattu nos haies, les talus et les arbres ou arbustes qui croissaient dessus, faisant un tort considérable à la diversité végétale et animale, enfin qu’ils continuent à répandre pesticides et herbicides dans la terre, l’eau que nous ne pouvons plus boire et l’air que nous respirons ! Nombre d’oiseaux ont disparu, comme l’alouette des champs, qui chantait jadis sur nos têtes ! Mais allez dire aux cultivateurs de moins polluer, ils vous regardent avec colère comme un détestable empêcheur de faire face à leurs échéances !

On peut déplorer que l’État, son ministère de l’Agriculture, de droite ou de gauche, n’ait jamais donné l’avantage à la qualité sur la quantité avec le souhait, certes louable, que l’alimentation des Français soit la moins chère possible. Puisque les cultivateurs-éleveurs se sont engagés dans d’énormes frais difficiles à rembourser, les voilà révoltés. Beau résultat ! Ce serait donc pour rien que la campagne a été massacrée ! 

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