Quelle est la situation des migrants dans le secteur qui va de Calais à Dunkerque ?

Vous avez une population de 8 000 à 10 000 personnes, de toutes origines, dans une situation assez désespérante, qui sont majoritairement installées dans deux camps : l’un à Calais, l’autre à Grande--Synthe, une commune de la banlieue de Dunkerque. Depuis un an maintenant, le nombre des migrants a explosé. Les chiffres sont passés très vite de quelques centaines à quelques milliers : 5 000 personnes à Calais, 2 500 à Grande-Synthe, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Personne ne sait exactement.

De quelle aide disposent ces populations ?

Dès le début, une solidarité locale a joué. Une présence humanitaire s’est mise en place avec des associations locales, des bénévoles et la Croix-Rouge à Sangatte. Leur action a été considérable : parler, réconforter les migrants, apporter du pain, du café, des vêtements et des couvertures, organiser des points d’eau. Le film Welcome (2009) figure assez bien ces personnes qui veulent donner un coup de main. Ce tissu de volontaires peut fonctionner quand vous aidez une famille, 20, 50, 80 personnes. Quand des centaines de migrants arrivent, ce n’est plus possible.

D’autres intervenants sont venus les appuyer. D’abord l’association La Vie active, devenue contractante de l’État, qui a monté ce qu’on appelle le centre Jules-Ferry au printemps 2015 avec des douches, la possibilité de prendre des repas chauds, et une zone d’hébergement pour des femmes et des enfants. Ensuite les Anglais. C’est nouveau et leur présence est considérable. Ils sont désormais plus nombreux que les Français. Enfin, vous avez des organisations comme Acted ou Médecins du monde qui est sur place depuis longtemps. Médecins sans frontières est arrivée à leur demande courant septembre 2015 à Calais, puis à Grande-Synthe. Nous avons créé un dispensaire, conçu un modèle de cabanon de 8 mètres carrés en kit, facile à monter, agréable à vivre. Nous les fabriquons et les montons sur place. Depuis novembre, nous en avons distribué 150. Et nous avons installé des points d’eau.

Vous décrivez un campement abandonné des pouvoirs publics.

Le gouvernement refuse de voir se constituer des camps pérennes. À Calais, l’État n’a eu aucun rôle dans la constitution du camp où, en dépit de tout, une forme de vie sociale et politique est née. Aucun rôle, sauf dans la création du centre Jules-Ferry. En revanche, les CRS de Calais sont en première ligne pour éviter que les migrants ne passent en Angleterre. Calais, ça devient Alcatraz, tant il est compliqué de passer. L’accord franco-britannique est redoutablement efficace. 

Manuel Valls, en août 2015, s’est engagé à héberger 1 500 personnes fin 2015. Des conteneurs ont été installés dans une zone sécurisée, mais sans douche, sans cuisine. C’est une zone de mise à l’abri, un dortoir sinistre entouré de fil barbelé. Le camp a ouvert il y a trois semaines. Les autorités ont beaucoup de mal à le remplir.

La situation est-elle identique à Grande-Synthe ?

Non. Le maire, Damien Carême, un écologiste, se retrouve avec 1 500 migrants dans un petit sous-bois. Il a désespérément cherché, dès septembre, à faire appel au gouvernement. Ses courriers sont restés sans réponse. Là, on touche l’un des symptômes du mépris absolu dans lequel le gouvernement tient les personnes qui alertent, qui soutiennent les migrants. Le rapport documenté, accablant du Défenseur des droits, Jacques Toubon, a reçu une réponse du ministre de l’Intérieur condescendante. Il existe une forme d’indifférence effarante.

Nous avons commencé à réfléchir sur la possibilité de transférer les migrants sur un autre site en raison de l’état du sol et du faible espace. Le maire a trouvé un autre lieu, mais l’État refusait. Au moment où MSF allait manifester son indignation avec le maire de Grande-Synthe, le ministre de l’Intérieur a donné son accord de principe. Le lieu n’est pas parfait, coincé entre une voie ferrée et une autoroute. Il a fallu monter des palissades pour assurer la sécurité des enfants. La sous-préfecture n’a pas voulu s’en mêler. Le discours était : si vous voulez le faire, faites-le.

Comment cela se passe concrètement ?

Pour que cette opération réussisse, il faut montrer aux migrants que leurs conditions de vie seront améliorées et que leur parcours ne sera pas rendu plus difficile. Il faut gagner leur confiance, mais aussi celle des passeurs avec lesquels on est obligé de travailler, et qui, à Grande-Synthe plus qu’à Calais, vivent à proximité, voire à l’intérieur du camp. Nous devons les convaincre qu’on ne sera pas nuisible à leurs affaires. Sinon les migrants ne bougeront pas.

À quoi va ressembler le camp ?

C’est un camp tout en longueur avec une entrée principale et une route qui le traverse. On a évité les conteneurs et les cabanes, trop longs à monter. Nous avons installé les 200 premières tentes. Ce sont des tentes familiales, bien isolées, qui supportent des températures basses. Elles ne sont pas chauffées car il n’existait pas de bonne solution technique. 500 tentes familiales sont prévues pour abriter chacune quatre à cinq personnes. Le camp pourra accueillir jusqu’à 2 500 personnes. Les gens seront mieux car il y aura des lieux de rassemblement, des douches et des toilettes en quantité suffisante. Le terrain est plus adapté. Il ne se transformera pas en marécage.

Les migrants ont-ils des réticences à venir ?

Beaucoup de questions, voire de craintes des migrants et des associations concernent le contrôle et la circulation des personnes. Il est prévu explicitement qu’il n’y ait pas de contrôle d’entrée et de sortie. Le camp n’est pas un lieu de privation de liberté. Il y aura en revanche une sécurité minimale assurée par les gendarmes.

Vous avez participé à de nombreuses missions humanitaires. Par analogie, la situation de Calais vous en rappelle d’autres à l’étranger ?

J’ai travaillé il y a quinze ans auprès des déplacés tchétchènes en Ingouchie. J’ai des souvenirs traumatisants de cette expérience, mais au moins les gens dormaient au chaud. Les Russes logeaient « leurs » déplacés tchétchènes dans des trains, des usines désaffectées, des tentes livrées par leur armée. Au fond, je me dis que les Russes faisaient mieux que nous. Au moment où ils réduisaient Grozny en cendres, le service après-vente était de meilleure qualité.

La France n’est pas fichue de s’aligner sur les Russes quand il s’agit de prendre en charge 2 500 ou 5 000 personnes. Là-bas les Tchétchènes étaient 200 000 ! Ici, on parle de personne ! 2 500 migrants à Grande-Synthe, 5 000 à Calais, c’est personne ! L’Allemagne touche certes des limites, mais elle a accepté 800 000, voire 1 million de migrants.

Pourquoi la France ne sait-elle pas gérer ces flux migratoires ?

C’est de l’incompétence, de la mauvaise foi et de la mauvaise volonté. J’ai du mal à croire que notre pays soit incapable d’héberger 2 500 personnes ailleurs que dans un camp sous tentes. Cette situation est voulue et ça marche : la France a réussi cet exploit de se rendre inhospitalière. Elle leur a bien fait comprendre depuis des années qu’elle ne voulait pas d’eux, et elle continue à le leur montrer avec sa politique de relégation dans des espaces extra-urbains, et en offrant ces conditions de vie désespérantes. Si on avait pu louer huit Formule 1, cela aurait été mieux ! Pour les autorités françaises, il faut que ces gens partent car ils n’ont pas « vocation » à rester. 

Nos autorités savaient depuis avril et les naufrages en Méditerranée, puis après l’exode des réfugiés syriens, afghans et irakiens de l’été, que l’année serait exceptionnelle. C’est de l’incompétence ou de la mauvaise volonté. Que L’Auberge des migrants composée de volontaires, de bénévoles et de retraités, soit dépassée, c’est normal. Mais pas la préfecture, pas les services départementaux, pas les centres sociaux !

Quelle est l’issue de ce drame quotidien ?

J’ai du mal à comprendre que la France accepte, à ce point, d’être le cadenas des Anglais. La voilà réduite à jouer le rôle de la Libye pour l’Union européenne en 2011. On fait le sale boulot pour les Britanniques.

Que dire de la politique européenne ?

Angela Merkel a été remarquable. La France médiocre. L’Europe peine à travailler ensemble. Ce n’est pas une surprise. On a relocalisé à peine 200 personnes sur un plan de 25 000 ! Globalement, la ligne directrice est l’acceptation du sacrifice au nom de la dissuasion. Conclusion : si le prix à payer, c’est la mort de centaines d’enfants et de milliers d’adultes, tant pis. 

Ce qui se dessine à présent est encore plus inquiétant à mes yeux. Je pense aux tentatives d’identification des réfugiés au pays de Galles avec des bracelets rouges électroniques, à la confiscation de leurs biens au Danemark. La Suède veut renvoyer plus de 60 000 déboutés du droit d’asile. Et pendant ce temps, on meurt tous les jours entre la Turquie et la Grèce. On n’arrête pas de mourir, et tout le monde s’en fiche.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

Vous avez aimé ? Partagez-le !