GRANDE-SYNTHE ET CALAIS. Comme chaque matin, c’est l’heure de la corvée. Muni d’une pince à déchets, Samir* collecte les barquettes de frites, les morceaux de plastique et les bottes orphelines qui se sont échoués dans la haie de son jardin pendant la nuit. À la porte de leur pavillon, sa femme, Françoise*, le regarde perdre patience. Ce n’était pas la retraite qu’ils avaient imaginée dans ce « quartier peinard » de Grande-Synthe.

« Même des porcs ne vivraient pas là-dedans ! », s’écrit-elle en pointant du doigt le terrain couvert d’abris de fortune, de l’autre côté de la rue. Elle s’indigne du manque de réaction du gouvernement : «  Ils tombent malades et sont condamnés à chier dehors, devant ma maison ! Ces gens sont moins bien traités que le plus sale des animaux… Dans la ferme de ma mère, même la porcherie était plus propre. »

Sur cette parcelle boueuse encerclée par les CRS, près de 1 900 migrants tentent de survivre avec le peu de matériaux qu’ils sont autorisés à rapporter. Corinne, manager du magasin Jardiland qui jouxte le camp, regrette de ne pouvoir les aider davantage. Il y a encore quelques semaines, elle et ses collègues leur laissaient à disposition des palettes en bois, « pour qu’ils puissent surélever leurs tentes ». Mais depuis peu, la mairie l’interdit. 

Pour Corinne, les bénévoles posent davantage de problèmes et lui donnent du fil à retordre : « Ils nous envahissent ! J’ai dû faire appel aux CRS pour qu’ils cessent leurs distributions sur le parking et qu’ils ramassent leur bazar ! » 

À l’intérieur du camp, des associations humanitaires officielles comme Médecins du monde, Médecins sans frontières et la britannique Aid Box Convoy offrent une assistance quotidienne aux migrants, chacune en fonction de son domaine de compétences. Raphaël, porte-parole local de MSF, constate que « côté médical, on ne peut pas faire beaucoup plus ». Les pathologies, souvent liées au froid, sont relativement bénignes au sein du camp, et les blessures, conséquences des tentatives de passage en Angleterre, pour la plupart faciles à traiter.

Pour ce cadre affecté depuis un mois à Grande-Synthe, la clé du problème est d’ordre organisationnel. « Nous avons besoin d’un gestionnaire de camp, assure-t-il. Il faut qu’une organisation prenne en charge la coordination des missions de chacun. » À quelques semaines de l’ouverture d’un camp officiel, le maire de la ville reconnaît que trouver un coordinateur est une urgence. « Il y a aujourd’hui un grand gâchis de nourriture car les associations étrangères arrivent toutes en même temps, le week-end souvent, et sans prévenir. » Raphaël confirme : « Les indépendants se marchent dessus. On ne sait d’ailleurs pas toujours ce qu’ils font vraiment. » 

Au fond du campement de fortune, sous une grande tente beige, Kathie, 24 ans, trie des vêtements pour femmes et enfants. Elle est arrivée d’Irlande il y a dix jours, seule, pour donner un coup de main. « Cette tente est tenue uniquement par des indépendants, explique la jeune femme, diplômée d’un master en droit des réfugiés. Quand je partirai, quelqu’un d’autre prendra le relais. » Elle a fait le choix de dormir sur place, malade depuis son arrivée et bouleversée par sa courte expérience à Grande-Synthe : « En cours, on faisait des exercices en conditions, raconte-t-elle, mais on ne nous a jamais préparés à ça. Quand je suis arrivée ici, je suis restée muette pendant vingt-quatre heures. La vue du camp m’a coupé la parole. »

À Calais, à 40 kilomètres de là, les indépendants viennent aussi rendre service. Ici, la « jungle » fonctionne comme un village avec ses écoles, ses restaurants et ses salons de coiffure bricolés. Un village de misère peuplé de près de 6 000 habitants. Mamadou, un Calaisien de 23 ans, décharge sa voiture de packs d’eau minérale dans l’une des cabanes. Depuis deux mois, il dépanne les habitants du camp qui veulent faire des courses au supermarché.

Sandy et Morgan vivent, avec leurs trois enfants, dans un pavillon situé sur la route qui longe la jungle. Depuis que des migrants se sont introduits dans leur cour, en novembre dernier, un véhicule de CRS stationne devant chez eux. Quand la nuit tombe, la puissante lumière bleue du gyrophare vient frapper les murs de leur maison. « Ça me rassure », confie Sandy, convaincue que les migrants en question avaient, ce fameux soir, l’intention de lui faire du mal. Elle se souvient les avoir vus « danser, complètement saouls » avant de « se mettre à lécher les carreaux ». Quelques semaines plus tard, ses palissades en bois toutes neuves disparaissaient. Excédée, elle a fini par se joindre aux manifestants anti-migrants qui, fin janvier, ont brandi leurs panneaux dans sa rue. Un acte qu’elle a du mal à assumer totalement. « Je veux juste retrouver de la tranquillité, se justifie-t-elle. J’ai peur et je suis fatiguée. »

Devant son pavillon, la végétation a été rasée. Cette mesure, prise par la préfecture du Nord-Pas-de--Calais, vise à renforcer la sécurité des riverains. 

Trop proches des habitations, les cent premiers mètres du camp ont aussi été repoussés et les terrains aux abords de l’Eurotunnel inondés. « Il faut tout raser, la forêt aussi », tranche Sandy, pour qui faciliter le travail des forces de l’ordre est une priorité. La mairie insiste pour reloger sa famille mais la jeune femme refuse, préférant attendre que la situation s’améliore.

Pour Philippe Mignonet, adjoint à la mairie de Calais, renforcer la sécurité est la condition pour pouvoir assurer un travail humanitaire optimal. Cette mission, dont il a la charge, le monopolise moins cependant que « les à-côtés de la crise migratoire ». Il affirme que 50 % du problème calaisien est aujourd’hui incarné par les anarchistes et les No Borders. Ces militants très actifs, selon lui, « poussent les migrants à envahir l’Eurotunnel ou la ville ».

Philippe Mignonet, qui réclame l’expulsion des activistes et la présence de militaires à Calais, a le sentiment que sa mairie est contrainte de gérer une situation qui la dépasse. « Que peut faire une ville de 75 000 habitants face à une problématique mondiale ? -s’exclame-t-il. Quand le gouvernement refuse de nous envoyer l’armée, j’appelle ça un déni de réalité. »

Mais sa colère la plus forte, il la réserve au Royaume-Uni. Pour lui, David Cameron fait preuve de mépris envers Calais, ses habitants et ses élus, en plus de méconnaître complètement le sujet. « Les services d’immigration anglais devraient être à Calais, dit-il. Les Anglais nous font enfiler des perles depuis des années. »

Mamadou, lui-même immigré guinéen, est aussi en colère contre l’Angleterre et sa manière de gérer la crise migratoire : « Foutre des barbelés autour du port de Calais, c’est ça leur aide ? Ils font semblant, ça me fait mal. »

En cette journée de février, le gouvernement britannique n’est pas le seul à jouer la comédie. Au milieu du camp jonché de détritus, sur une scène bricolée, une troupe de théâtre professionnelle déclame des vers de Shakespeare, assez fort pour couvrir le bruit de l’hélicoptère qui survole la jungle. Bénévoles, migrants et visiteurs s’amusent du spectacle en mangeant des pop-corn trop salés. Cet après-midi, l’heure n’est pas à la défiance, ni au ressentiment, mais à leur rêve, britannique et inébranlable. To go or not to go, la question n’est plus à poser. 

 

*Les prénoms ont été modifiés.

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