Quelles sont les difficultés auxquelles la Chine doit faire face aujourd’hui ? 

La Chine est confrontée à deux problèmes majeurs. D’abord, le boom des exportations sur lequel reposait son succès sur le marché mondial a pris fin. C’était inéluctable. D’autres pays d’Asie comme le Vietnam et l’Inde, bien sûr, sont en train de prendre le relais. Mais le problème n’est pas uniquement économique, il est aussi politique. Le changement introduit par l’ancien président Deng Xiaoping, au début des années 1980, consistait à faire reposer la légitimité du pouvoir non plus seulement sur le nationalisme, mais sur des promesses de hausse de niveau de vie. Or, après avoir été tenues durant plusieurs décennies, ces promesses sont aujourd’hui menacées par la crise boursière et la réduction du rythme de croissance. 

La catastrophe de Tianjin, en août 2015, souligne aussi de graves problèmes d’ordre environnemental…

Les événements de l’été dernier ne mettent en évidence rien de nouveau. Depuis le début, l’industrialisation de la Chine s’est faite sauvagement. Aujourd’hui, la moitié de sa production de charbon est privée. Ce sont souvent des paysans qui achètent cent mètres carrés de terrain et creusent eux-mêmes des galeries. Et il y a eu de nombreux drames, y compris au sein des entreprises les plus connues et les plus brillantes. Avec Tianjin, le fait nouveau est que la catastrophe s’est produite devant les yeux du monde entier. Et maintenant que le public est conscient de la situation, il va falloir agir vite. Les dirigeants ont dû commencer à faire des efforts, notamment à Pékin où l’air est devenu irrespirable. Ils ne pourront de toute manière plus pousser la production économique aussi efficacement qu’avant. Après une croissance à deux chiffres pendant trente ans, les Chinois vont devoir vivre avec 2, 3 ou 4 % d’augmentation économique par an, et passer d’une approche quantitative à une approche qualitative. 

La population peut-elle attendre de vrais changements de la part de ses dirigeants ? 

Ce qui rend cette crise fascinante est qu’elle est comprise par tous. La population a pris conscience que la croissance rapide était révolue et le pouvoir qu’il ne pouvait plus compter seulement sur les augmentations de salaires pour tout arranger : il doit agir et il le peut. Les dirigeants chinois actuels sont les meilleurs que le pays ait eus depuis de nombreuses années. Le président Xi Jinping est un véritable empereur et le Premier ministre Li Keqiang est probablement l’un des personnages les plus brillants du monde actuel. Ce sont des personnalités extrêmement intelligentes, mais qui manquent souvent de convictions morales. 

Quid de la corruption ? 

Xi Jinping a décidé d’en finir avec la corruption de tous ceux qui exercent un métier de contrôle, surtout en matière de pollution ou de circulation de l’argent, comme avec celle des dirigeants des très grandes entreprises. Mais les corrompus les plus évidents ne sont que les parties visibles de systèmes corrompus et corrupteurs qui vont partout et descendent jusqu’à la base. Ceux qui vont devoir chasser la corruption sont eux-mêmes corrompus. C’est une sorte de pluralisme de la corruption qui compense d’une certaine façon l’absence de pluralisme politique. Lorsqu’il s’en est rendu compte, Xi Jinping a compris qu’il risquait d’affaiblir son propre camp et a donc changé son fusil d’épaule : la campagne contre la corruption s’attaque désormais surtout à ses ennemis. Curieusement, la population est assez consciente de ce phénomène, et elle montre un réalisme qui se résume à une approbation lucide et souvent ironique de cette campagne : l’essentiel, après tout, c’est le pouvoir d’achat…

La Chine compte une vingtaine de -provinces. Quel poids pèsent-elles ?

Les provinces sont des puissances extraordinaires. Entre cinq et sept d’entre elles, comme le Shandong, le Guangdong et le Liaoning, figureraient parmi les vingt pays les plus importants du monde. Si le pouvoir central décidait d’engager un processus visant à démocratiser le système, toute une série de provinces déclareraient immédiatement leur indépendance. Je ne cherche pas à justifier les horreurs despotiques de Mao Zedong mais, de manière générale, il faut reconnaître que la Chine n’est pas facile à diriger. Seul un habitant sur deux parle le chinois. À elle seule, la province de Canton a quatre grands dialectes… Cette extraordinaire dispersion linguistique est l’un des facteurs principaux qui, d’après beaucoup de Chinois, rendent leur pays pratiquement ingouvernable. Elle nuit aussi à leur sentiment d’appartenance nationale. C’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi tant d’entre eux continuent à émigrer.

La crise boursière et la réduction de la croissance économique sont-elles le signe d’une crise profonde ?

Personne ne peut le savoir. La Chine a encore des débouchés car elle a amélioré la qualité de ses productions et peut compter sur des marchands efficaces dans le monde entier ainsi que sur une main-d’œuvre remarquable. La plupart des économistes s’accordent pour dire qu’une série de facteurs extraordinairement positifs continue de présager une croissance de l’ordre de 4 ou 5 %. Malgré cela, il n’y a aucun moyen de savoir ce que la Chine produit car tout le monde ment, à commencer par les chefs de province. Pour savoir comment l’économie se porte, le Premier ministre est obligé de se référer à la dépense d’électricité. C’est le seul élément mesurable. Qu’y a-t-il dans les caisses des entreprises ? L’argent censé être en Chine l’est-il vraiment ? Combien de hauts fonctionnaires sont-ils en balade, remplacés pendant qu’ils vont voir leur maîtresse à Hong Kong ou Bangkok ? Je ne sais pas combien de PDG resteraient présents en Chine si un vrai coup de tabac frappait leur économie. Environ trois dirigeants sur quatre disposent d’un visa de long séjour dans au moins un pays étranger. Ils peuvent tous disparaître d’un coup. 

Le miracle chinois tel qu’on l’imagine est-il un mythe ? 

Ce miracle est bien réel. Il a eu lieu grâce à des hauts fonctionnaires intelligents qui ont appris à connaître le monde et à une classe ouvrière qui a accepté de travailler pour trois sous, sans pour autant renoncer à se battre pour ses droits. Depuis 2003, elle a obtenu des augmentations de salaires d’environ 12 % par an. Les travailleuses sont particulièrement remarquables. Victimes de traitements absolument effroyables, elles se sont souvent mises en grève non seulement pour gagner plus, mais aussi pour obtenir que les toilettes des femmes soient éloignées de celles des hommes et que leur dortoir puisse être fermé à clé…

Doit-on s’inquiéter de la Chine en tant qu’Européen ? 

La Chine ne devrait pas faire peur. C’est un pays profondément amoureux de la paix car elle lui sert. Les Chinois ont été tellement malheureux qu’ils ont maintenant envie de profiter, de voyager. La plupart cherchent à s’enrichir par le commerce, pas à dominer nos pays. D’ailleurs, si leurs entreprises marchent en Afrique, c’est moins le cas en France. Je ne suis pas certain qu’ils croient assez dans leur pays et en eux-mêmes. De nombreux cadres dirigeants et leurs enfants se sont faits américains, à commencer par la fille d’un ancien Premier ministre. Ils n’ont pas confiance dans leur aptitude à être heureux. Pour eux, le comble du bonheur est d’être américain ou… français ! 

Il y aurait un malheur à être chinois ?

On est tenté de le penser et ce malheur prend racine dans un système social fondé sur la famille. Celle-ci enserre les individus et favorise le pouvoir mâle, tout en cantonnant l’épouse dans l’alimentation et l’éducation. Ce système met au-dessus de tout, et en particulier au-dessus du bonheur de ses membres, la quantité et la qualité de la descendance familiale. L’amour est une affaire de mariage et le mariage, une affaire de production et d’éducation d’enfants. Pour beaucoup, la jeunesse est une période assez compliquée…

De là, certes, la solidité millénaire de la civilisation chinoise, qui explique largement son aptitude à se relever après les catastrophes dans lesquelles ce pays s’est si souvent précipité au cours de l’histoire. Mais de là aussi viennent non seulement les inégalités de traitement à l’intérieur de la cellule familiale, mais encore le caractère compliqué, pour ne pas dire plus, des rapports au sein des couples. La lourdeur de leurs responsabilités pèse sur les mâles, les écrase même souvent, et les jeunes filles sont souvent étouffées par la discipline qu’elles subissent : quand elles en ont le choix, elles préfèrent s’allier à de jeunes Occidentaux. 

Quel atout majeur reste-t-il à la Chine ? 

D’abord son extraordinaire capacité à utiliser et valoriser les inventions des autres. Mais aussi sa population intelligente et travailleuse. Il faut les voir sculpter leurs rizières… L’agriculture chinoise est un art ! Ce merveilleux peuple est la grande constante de l’histoire de la Chine. Il a toujours manifesté une patience, un goût du travail bien fait et un vrai sens de l’apprentissage.

Pourriez-vous nous citer quelque chose qui nous échappe encore au sujet de la Chine ?

Les Chinois ont une capacité d’ordre aussi grande que leur capacité de désordre. La Chine est une entreprise renouvelée en permanence, car elle est en permanence menacée par le chaos. Mais elle est probablement le seul pays au monde qui ne disparaîtra jamais complètement. Pour l’éviter, elle fera encore appel à sa merveilleuse main-d’œuvre. Et elle se remettra au boulot, comme elle le fait si bien depuis des lustres.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et MANON PAULIC

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