Les tragiques événements de l’année 2015 concernent au premier chef la laïcité. Le travail d’un chercheur en sciences humaines consiste à les relier avec la laïcité ordinaire, quotidienne. Si l’attention des dernières semaines s’est focalisée sur les attentats terroristes – de la nuit du 13 novembre à la commémoration des attentats de janvier – un incident et une décision de tribunal sont passés inaperçus. Or ils conduisent à se demander si la laïcité dominante ne fait pas fausse route depuis un quart de siècle.

L’incident a concerné Mme Ibn Ziaten, mère d’un soldat tué par Merah en 2012. Depuis lors, elle donne des exposés sur la laïcité dans le cadre de l’éducation nationale et a reçu le prix de la fondation Chirac. Elle porte un foulard. Appelée à parler devant le groupe socialiste de l’Assemblée nationale, elle a été violemment prise à partie par des personnalités du PS, huée (« vous faites honte à la France », « vous n’êtes pas Française ») et même agressée (elle a décidé de porter plainte). 

La décision juridique est celle du tribunal administratif d’Amiens qui autorise les mères de famille d’une école à accompagner les sorties scolaires avec un foulard, après plus de deux ans de disputatio où ces femmes étaient bienvenues pour faire des gâteaux dans les fêtes de fin d’année et récusées comme accompagnatrices, humiliées devant leurs enfants. Elles ont mené une lutte citoyenne en s’adressant à la justice.

Étudiant les analyses de mes collègues sur ce qui s’est passé il y a un siècle, j’imagine comment les historiens du xxiie siècle évalueront la situation présente. Ils estimeront probablement que la frontière entre partisans et adversaires de la laïcité a été placée au mauvais endroit et qu’ainsi la France s’est affaiblie dans son combat idéologique contre le terrorisme.

On a le droit d’être révulsé par le port du foulard ou d’être choqué par les caricatures et les ambiguïtés de Charlie Hebdo. Mais la « laïcité intérieure », dont a magnifiquement parlé l’historien Claude Nicolet (1930-2010), consiste à « prendre sur soi » par respect de la liberté de l’autre. Elle consiste aussi à savoir se remettre en question. Accepter que le droit de critiquer la religion soit égal à celui de manifester ses croyances ou se demander si l’importance accordée au vêtement n’est pas, comme l’a montré le linguiste et philosophe italien Raffaele Simone, sacrifier au « monstre doux » de la « société du voir ». C’est, en tout cas, tourner le dos à la loi de 1905 qui avait refusé de sévir contre le port de la soutane, malgré des arguments analogues à ceux avancés face au foulard (y compris l’atteinte à la « dignité »… alors masculine).

La laïcité est falsifiée quand l’exigence de neutralité religieuse ne se limite pas à la puissance publique, devient une fin en soi et non un moyen au service de la liberté de conscience, sa finalité première. Par leurs amalgames, les laïques intransigeants risquent de transformer la guerre contre Daech en guerre civile. Nous devons, au contraire, constituer un vaste front de tous les partisans de la liberté de conscience et ses composantes : la liberté d’expression, le droit de vivre de diverses manières, même si certains considèrent l’une comme « impie » ou l’autre comme « obscurantiste ». Certains laïques s’avèrent contre-productifs en voulant imposer leurs convictions propres comme règles communes, ce qu’ils reprochent précisément à l’extrémisme religieux.  

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