En l’espace de quelques mois l’abstention est devenue un acte politique majeur. On n’a pas fait preuve d’absentéisme, on s’est complu à ne pas voter, ce qui n’est pas du tout la même chose. Lors des européennes, on retrouve la même tendance : abstentionnisme, mais pas absentéisme. L’abstention constitue désormais une forme d’engagement citoyen, et peut être perçue comme le seul moyen efficace de rejeter la politique gouvernementale. L’économiste Albert O. Hirschman a montré qu’il existe deux manières de manifester son mécontentement : la prise de parole ou la défection, voice ou exit. Dans le cas de la France un grand nombre de citoyens ont choisi : désormais c’est exit, une défection active, assumée.

Il existe désormais une force obstinée et silencieuse qui mine de l’intérieur l’organisation politique. Tous ces gens qui n’acceptent plus ce qu’on leur présente comme la démocratie : un régime concentré sur son exécutif et un débat qui se réduit aux affrontements entre partis, aux rodomontades de leurs dirigeants et au feuilleton interminable des affaires et de la corruption. Ils ont donc opté pour exit, l’exil hors du système. On est sans doute arrivé au point de rupture d’un type de rapports entre pouvoir et société qu’on présente à tort, me semble-t-il, comme l’alpha et l’oméga de la politique.

Après tout l’élection ne s’est imposée que tardivement comme procédure prévalente. Les anthropologues et les historiens nous apprennent que si, de longue date, les humains ont eu coutume de se réunir pour traiter de leurs affaires communes et prendre des décisions à leur sujet, ils n’ont pas éprouvé le besoin de désigner des représentants par le vote. Autrement dit, le lien que nous introduisons spontanément entre l’idée d’assemblée et l’idée d’élection est le fruit d’une histoire complexe. De même que les rapports de filiation tels que nous les connaissons constituent une variante parmi d’autres des systèmes de parenté – et dont on discerne aujourd’hui les limites –, de même l’élection n’offre qu’une variante parmi d’autres modes d’organisation des collectifs humains.

En effet, pour qu’un fonctionnement électif se mette en place, il ne suffit pas qu’on s’assemble. Il faut en outre que s’opère la coupure entre représentants et représentés. J’ai vécu dans une société africaine, les Ochollo d’Éthiopie méridionale, dont toutes les affaires politiques étaient gérées par des assemblées. Parmi les citoyens, certains avaient pour rôle de convoquer et d’introduire ces réunions, selon un rituel précis. On les appelaient « dignitaires » (halaka), à la différence des citoyens ordinaires (mala) ; ils étaient reconnaissables au port de certains insignes (bâtons, colliers, beurre dans les cheveux). À l’assemblée, des places spéciales leur étaient réservées. Pour obtenir leur titre, ils devaient donner de grandes fêtes somptuaires, qui bien souvent les ruinaient. Au bout de quelques années, d’autres les remplaçaient, après avoir comme eux offert leurs richesses à leurs concitoyens. Dès lors on les désignait du titre purement honorifique de « père du pays ».

L’histoire orale des Ochollo évoque des dignitaires qui cherchèrent à s’arroger le pouvoir et à créer une sorte de gouvernement. Chaque tentative se solda par un échec. La sanction était sans appel : le bannissement pur et simple et l’interdiction d’être enterré au pays. Pour reprendre une expression souvent employée, les dignitaires ne sont que des « messagers ». Le cas des Ochollo illustre un modèle politique très répandu dans les sociétés qu’ont étudiées les anthropologues, et dans lequel l’idée de représentation est absente. Dans cette société comme dans beaucoup d’autres, le vote tel que nous le pratiquons n’existe rigoureusement pas. Il n’y a pas de comptage des voix et la décision est le fruit d’un consensus souvent très long à obtenir.

Il est très révélateur que celui qu’on peut considérer comme le véritable fondateur de l’anthropologie politique, Henry Sumner Maine, ait consacré un chapitre de son grand livre Ancient Law (1861) à la critique des philosophies du droit naturel. Il les accusait d’avoir projeté dans un supposé état de nature des notions et des institutions qui n’avaient de sens que dans leur propre monde. Cette critique féroce de l’ethnocentrisme politique nous oblige à sortir d’une vision unilatérale qui présuppose l’universalité des concepts de souveraineté, de représentation, d’élection. 

Ce que l’anthropologie politique met en lumière, c’est l’existence de processus politiques qui se déploient harmonieusement en dehors de ce cadre. L’une des notions clés en la matière est celle de segmentarité. Elle induit la possibilité de se prémunir contre des pouvoirs en surplomb qui prétendent régenter d’en haut les collectifs humains. Des Nuer (Soudan du Sud) aux Nambikwara (Brésil central), nombre de groupements politiques proposent des manières de faire avec le pouvoir où l’indifférence le dispute à la méfiance, voire à une résistance assumée. Pour l’anthropologue Pierre Clastres, le propre des sociétés dites primitives est de neutraliser toute velléité de domination de la part du chef, sa situation étant précaire et sa capacité d’initiative drastiquement limitée. 

Les Ochollo n’hésitent pas à bannir leurs dignitaires, les bandes nambikwara abandonnent parfois leur chef sur le bord du chemin. Il n’y a pas là matière à crise car le fait d’assumer une responsabilité collective ne signifie pas qu’on représente le groupe. Dans la société contemporaine, cette mobilité des rôles a disparu. Pour paraphraser Engels, le pouvoir s’est élevé au-dessus de la société. La scène de la représentation est devenue de plus en plus étrangère à la vie réelle. Au point que l’élection, c’est-à-dire le processus même qui devait assurer l’articulation des deux strates, gouvernante et gouvernée, a fini par se gripper. 

Au fond, l’abstentionnisme n’est peut-être rien d’autre qu’un remake de La Société contre l’État analysée par Pierre Clastres, dans un contexte pourtant aussi éloigné que possible de l’univers « archaïque » décrit par les anthropo-logues. Tout se passe comme si, à l’autre bout du spectre, et précisément parce qu’ils disposent de technologies de communication qui leur permettent de reprendre l’initiative et de s’inventer non seulement des réseaux, mais aussi des formes inédites de collectifs, les sujets politiques contemporains s’émancipaient des contraintes imposées par un espace politique reproduisant indéfiniment une stratification obsolète.

Ce que suggère l’expansion rapide de ces nouvelles pratiques, c’est que l’exit n’est nullement synonyme de résignation, mais simplement de rejet d’un rapport au collectif qui ne présuppose pas le dessaisissement inaugural qui caractérise la démocratie dite représentative. C’est ce dessaisissement qui est devenu inacceptable. Micropolitique, politique par le bas : des formes de résistance comme l’abstentionnisme constituent désormais une réponse aux injonctions d’un système désorienté. Quand la démocratie a perdu toute ambition émancipatrice, il est logique qu’on se tourne vers d’autres cultures, qu’on s’inspire d’autres types de références politiques où la réinvention de l’agir ensemble peut trouver une nouvelle inspiration. Ce qui émerge de manière insistante est de nature à fatiguer la démocratie : n’est-ce pas à terme le -meilleur moyen de lui redonner une saveur et un éclat qu’elle a depuis longtemps perdus ? 

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