Quelle image aimeriez-vous donner de l’Arabie pour faire comprendre ce pays ?

C’est d’abord un pays arabe comme les autres. Il partage avec les pays de la région les mêmes caractéristiques. Par exemple, l’Arabie saoudite n’a pas le monopole du conservatisme religieux. Sa jeunesse ressemble à toutes ces jeunesses arabes que j’ai pu voir ailleurs. Elle est très férue de nouvelles technologies : nous sommes en présence du pays où il y a le plus de comptes Twitter par habitant au monde. Ce qui distingue l’Arabie de ses voisins, en revanche, c’est le niveau d’éducation. Le système éducatif, ouvert à tous, produit des lecteurs, des personnes qui parlent des langues étrangères, voyagent beaucoup, disposent d’un ordinateur personnel. L’Arabie saoudite n’est pas une île. Le niveau de vie moyen permet aux Saoudiens de sortir du pays, de prendre des week-ends, des vacances. Finalement, c’est un pays assez mondialisé.

L’exécution publique par décapitation de nombreux opposants, dont un dignitaire chiite, est-elle une provocation contre l’Iran ?

Je suis en désaccord avec cette interprétation dominante. Sur les 47 personnes exécutées, on dénombre 43 djihadistes sunnites d’Al-Qaïda dont un personnage d’envergure, Fares Al-Shuwail, un idéologue religieux représentant la première génération d’Al-Qaïda. Son exécution est au moins aussi importante que celle du cheikh chiite Nimr Baqer Al-Nimr. Cet aspect majeur est passé inaperçu. Pour ménager l’opinion publique conservatrice du royaume et se prémunir des représailles djihadistes, les Saoudiens évitaient jusqu’ici d’exécuter des militants djihadistes sunnites de ce calibre. Le cheikh Al-Nimr a été tué pour créer un équilibre confessionnel. Riyad n’a pas voulu apparaître comme n’exécutant que des sunnites, ce que précisément Daech lui reproche. J’ajoute que le cheikh Al-Nimr était le critique le plus virulent de l’État saoudien côté chiite. C’était vraiment un révolutionnaire. Il appelait au renversement de la monarchie et réclamait la sécession de la province orientale à dominante chiite. Il proposait même de demander de l’aide à l’Iran…

Quelles sont les clés de la stratégie ­saoudienne au Moyen-Orient ?

L’Arabie saoudite a trois priorités qui changent de hiérarchie selon le contexte : son obsession iranienne, sa crainte d’une contagion révolutionnaire dans le sillage des printemps arabes, et enfin sa méfiance face à tout islam politique.

D’où vient cette crainte de l’Iran ?

Contrairement à ce que l’on dit, elle n’est pas séculaire. Les relations entre le chah d’Iran et le roi étaient excellentes dans les années 1970. L’Arabie saoudite et l’Iran étaient amis et alliés. La fracture remonte à la révolution iranienne et aux années 1980. Cette lutte d’influence s’est peu à peu confessionnalisée pour mobiliser les populations de chaque côté. Chacun a fait usage de sa branche de l’islam, sunnisme pour l’un, chiisme pour l’autre, à des fins politiques. L’obsession anti-iranienne n’a fait que croître, au point d’être vécue comme une menace existentielle. En 2003, avec l’invasion américaine de l’Irak et l’arrivée d’un gouvernement chiite à Bagdad, les Saoudiens ont développé un complexe obsidional. Ils se sont persuadés que l’Iran était expansionniste et cherchait à les encercler avec l’Irak, la Syrie, le Hezbollah, les Houthis au sud. 

Quid des autres obsessions de l’Arabie saoudite ?

Pour maintenir le statu quo face à des tentations révolutionnaires, Riyad est prêt à soutenir les autocrates : soit en permettant leur retour, comme celui du général Sissi en Égypte, soit en évitant que n’émergent des régimes qui pourraient représenter à terme un danger. Enfin, contrairement à ce qu’on imagine, les Saoudiens sont de grands ennemis de l’islam politique. Le pacte entre le religieux et le politique est un partenariat. Les princes donnent aux religieux la garantie d’appliquer la norme wahhabite dans la société saoudienne et d’assurer la diffusion de leur message. En retour, les religieux laissent le politique aux princes. Quand ces derniers font de la realpolitik, les religieux restent en retrait. C’est une sécularisation paradoxale. Chacun a son domaine réservé. 

L’Alliance de l’Arabie saoudite avec les États-Unis est-elle rompue ?

Non, mais elle s’est dégradée après le 11 septembre 2001 et les deux parties sont mécontentes. Il existe des tensions autour du pétrole. Mais le détonateur, c’est ­l’accord nucléaire américain avec Téhéran que Riyad a vécu comme une trahison. Les dirigeants du Golfe sont persuadés que si l’Iran détenait la bombe atomique, sa cible première ne serait pas Tel-Aviv mais Riyad. Dans cette crise, Riyad cherche à mettre son allié américain au pied du mur et lui dit : Choisissez votre camp. C’est nous ou les Iraniens

La France est-elle devenue l’allié ­occidental préféré des Saoudiens ? 

Oui, depuis l’élection de François Hollande. La relation avec la France est excellente. On note sur les grands dossiers régionaux une certaine convergence de vues. La France était seule à vouloir intervenir contre Bachar Al-Assad après l’attaque chimique de la Ghouta, à l’été 2013. Dans la négociation nucléaire avec l’Iran, nous étions proches des positions saoudiennes. S’ajoute la dimension économique qui dépasse la seule Arabie saoudite : Riyad achète des armes françaises pour ses besoins et pour certains de ses alliés comme l’Égypte.

L’Arabie saoudite est-elle un allié ­dangereux ?

Toutes nos relations avec des dictatures devraient nous poser problème. La polémique sur les droits de l’homme devrait aussi exister à propos de l’Égypte du général Sissi où la violence est terrible. Le risque, aujourd’hui, serait que l’Arabie « perde les pédales » : l’homme fort à sa tête est un jeune de trente ans, Mohammed ben Salman. Il est ministre de la Défense et fils d’un roi effacé qui lui a confié nombre des affaires du royaume. Ben Salman essaie de montrer qu’il a de l’audace. Mais quel amateurisme ! Quand il a présenté la coalition de l’Arabie saoudite contre le terrorisme, quatre pays dont le Pakistan et l’Indonésie ont fait savoir le lendemain qu’ils n’avaient pas été prévenus. C’est inquiétant de voir une Arabie blessée, se sentant menacée, incomprise des Occidentaux, dirigée par des responsables impulsifs et sans expérience. Il faut en tenir compte pour l’avenir.

Incompréhension des Occidentaux, énigme de l’Arabie… Quelles sont les principales classes ou castes de cette société ?

Les princes constituent la première caste. La famille royale contrôle le politique. Ce sont quelque 20 000 princes saoudiens, tous descendants du roi Ibn Séoud, disparu en 1953 en laissant 50 fils, qui gouvernent. Ce système permet de placer l’un des siens à tous les postes stratégiques. C’est ce qui l’a protégé des coups d’État militaires par exemple.

Le clergé, c’est pareil. Le mufti est l’un des héritiers du fondateur du wahhabisme au xviiie siècle. Sa dynastie est encore très présente : les héritiers sont appelés Al al-cheikh. Ils constituent un groupe avec, autour, des religieux formés dans des universités, des sortes de séminaires, à ne pas confondre avec les universités séculières.

Ensuite vient une bourgeoisie, représentée par de grandes familles qui ont bénéficié de la rente et représentent un vrai pouvoir économique dans la région centrale ou à La Mecque et à Médine. Le pouvoir la ménage, lui permet d’investir, de faire de l’argent.

Et puis la société saoudienne au sens large, une société constituée par une large classe moyenne. La pauvreté existe mais tout le monde a un logement et mange à sa faim. Si ce n’est pas le luxe pour tous, la pauvreté est relative comparée à celle de l’Égypte.

Enfin, la dernière caste : les expatriés du sous-continent indien, d’Asie du Sud-Est et du monde arabe, même si ces derniers sont moins nombreux aujourd’hui, les autorités préférant des travailleurs ne comprenant pas l’arabe pour éviter les risques de politisation.

Peu ou prou, ce système fait penser à celui de la société athénienne sous l’Antiquité. Vous avez trois catégories : les citoyens, les demi-citoyens et les esclaves. En Arabie, vous avez ceux qui ont les droits politiques et prennent les décisions de manière collégiale, les sujets, et ceux qui sont exclus du pacte social. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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