Depuis qu’il est devenu dangereux de boire des verres en terrasse, y consentir est un acte de résistance. Celui qui trinque en connaissance de cause ressemble à l’homme révolté de Camus, « qui dit à la fois non et oui : il refuse, mais il ne renonce pas. Il rejette l’intolérable, et affirme son droit ». En quoi le consentement est-il donc nécessaire à la révolte ?

C’était au mois d’août, au bord du lac de Silvaplana, en Haute-Engadine. Nietzsche a 37 ans, il erre et écrit entre le Sud de la France, l’Italie et la Suisse. Son tempérament explosif et l’intensité de ses sentiments l’amusent souvent, l’épouvantent parfois, mais le conduisent surtout à faire de longues promenades sur les chemins de montagnes, depuis Sils-Maria, où il loge, jusqu’à Maloja ou Surlej, lui qui pensait que « les bonnes idées sont celles qui nous viennent en marchant ». Un jour, le voyageur et son ombre font halte au pied d’un bloc de roche qui se dresse en pyramide. Et c’est là, assis, qu’une idée lui vint, aussi soudaine que le cri de l’aigle qui déchire le ciel. Imaginons, se dit-il, qu’un démon s’immisce dans notre solitude et nous dise :

« Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, […] reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières ! » (Le Gai Savoir, § 341).

Faites le test (car c’en est un, y compris dans l’esprit de Nietzsche) autour de vous : à cette annonce, quand certains se roulent à terre en grinçant des dents de désespoir, d’autres voudraient couvrir le démon de baisers reconnaissants. Mais personne n’en sort indemne. Anéantis ou galvanisés, dans les deux cas « transformés » par le simple fait d’avoir, l’espace d’un instant, entrevu l’éternité.

Soyons honnêtes. À l’aube d’une année nouvelle, l’humeur est au changement plus qu’à la répétition. On espère des jours meilleurs, on se fait des promesses de nouveau départ, ces fameuses « bonnes résolutions » qui révèlent à elles seules un goût certain pour l’existence – sinon, pourquoi tenter de l’améliorer ? Mais dans la logique du démon, aimer la vie ne suffit pas. C’est cette vie qu’il nous faudrait aimer au point d’en souhaiter l’éternel retour. Charlie, le Bataclan, la terreur qui enfante l’extrémisme, les deuils, la douleur, l’inquiétude, « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois » ? Quelle insolence. Quelle folie.

Insolent, le marcheur à moustache l’est certainement. Convalescent, aussi. Mais pas fou. Quand il écrit ces lignes, il n’a pas encore enlacé de cheval battu à Turin. Si son piètre état de santé engendre un rapport quasi médical à la philosophie, il ne trouve aucune délectation particulière dans la souffrance. Mais en bon philosophe – c’est-à-dire en médecin ­compétent –, il s’interroge sur les effets d’une telle question sur l’existence de chacun. Plus qu’une hypothèse de pensée, l’éternel retour est une épreuve éthique. Peut-être est-il impossible de supporter ce « poids formidable », d’acquiescer sans réserve au monde tel qu’il est. Pourtant, faisons-nous autre chose lorsque, verre en main, nous continuons encore et toujours à peupler les terrasses parisiennes ? Sans répétition, nulle résistance.

À votre santé.  

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