« Ce que j’aimerais pour la France ? Je suis un peu pessimiste. La France toute seule, je ne sais pas si ça existe… Je suis à peu près persuadé que non. Ce qui existe, c’est la communication de l’intelligence. Les défis du monde sont à dominante intellectuelle. Et je ne vois pas que notre culture nationale nous aide. Le mot national est un enfermement. Dès qu’une réponse nationale intervient, elle restreint. La référence nationale entrave une activité de la pensée à la taille des enjeux de survie de l’humanité. La sortie de la crise actuelle passe par le monde de la pensée, à condition qu’il ne reste pas ­national, qu’il déborde le quantitatif et le purement rationnel. Réconcilier la vie collective des hommes avec la paix est une aventure intellectuelle qui exige un cadre immense. Il faudrait d’abord que les gens de culture chinoise se mettent à comprendre et à écouter les gens de culture essentiellement judéo-chrétienne, auxquels il conviendrait d’ajouter les arabo-musulmans. Et réciproquement. Or on ne sait pas bien où reprendre la conversation.

Nous avons aussi besoin d’une communication entre les pensées religieuses alors qu’elles se recroquevillent toutes sur leurs prés carrés et deviennent meurtrières à la marge, quand elles ne disparaissent pas. Le drame du catholicisme, c’est la perte de la foi. Avec ce réveil puissant : aujourd’hui, le meilleur militant civique, celui qui s’interroge sur la morale, sur la nature, c’est le Pape. Il faut enraciner en éthique ce qui n’est pas rationnel.

Ma plus grande terreur est la dérive de la pensée américaine vers un populisme local qui se donne la légitimité d’une pensée religieuse. Mon autre inquiétude concerne la Chine : c’est le seul peuple vraiment débarrassé de toute pensée religieuse et qui n’a pas d’autre religion que le respect de l’argent. La Chine devrait se demander ce que signifie pour elle d’avoir choisi le capitalisme au moment où il commençait à se désorganiser de l’intérieur.

Il nous reste une chance. Nous avons des Français qui comprennent mieux, aujourd’hui, les autres cultures. La République française est présente aux Antilles, dans l’Océan indien. Des préfets, du personnel administratif, des marins, des médecins, des professeurs ont passé leur vie sur d’autres continents, au contact d’autres cultures, d’autres façons de vivre. Nous sous-estimons la part de notre culture qui nous vient des dom-tom. Elle est précieuse et joue à plein pour appréhender la géostratégie mondiale. Des préfets qui ont vécu en Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas rien. L’ouverture culturelle vers l’Asie, il faut bien l’avoir rencontrée quelque part. L’Europe ne l’a pas produite. Nous, Français, sommes aussi les seuls à comprendre quelque chose au grand Moyen-Orient et à l’Afrique, au point d’impressionner jusqu’aux Américains. Cela s’appelle aussi la France, la France d’outre-mer.

Ce qui est évident, c’est que notre système de décision politique est en crise. On ne sait plus s’organiser pour décider, en particulier décider paisiblement, à une échelle adéquate. Il faudra bien réinventer la démocratie. Peut-être alors resterons-nous les seuls à ne pas tout miser sur la technique pour résoudre ces questions. C’est notre force à nous, la petite France. » 

 

Conversation avec Éric Fottorino

 

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