Au monde occidental où elle est née et partout où elle éclot, la révolution industrielle a apporté, pour le meilleur et pour le pire… la distance. La bonne distance est celle, par exemple, de Victor Hugo. Elle nous rend libres de n’être pas dans la lutte pour la survie, de ne pas avoir à vaquer toujours et exclusivement aux affaires courantes, mais d’ajouter cadres et guillemets, de mettre la réflexion à la place du réflexe, de se voir de l’extérieur, de reconnaître nos faiblesses et non nos seules forces. La mauvaise distance est celle, par exemple, d’Hiroshima. Elle éloigne la réalité au point de la rendre invisible et inaudible, alors qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour la pulvériser. 

Depuis la nuit des temps, la guerre imite le récit de guerre qui imite la guerre. De nos jours, les États-Unis l’emportent de loin dans les deux domaines : ils contrôlent non seulement les gestes guerriers mais la geste, le storytelling, l’épopée. Pas sûr que la côte Est, où sont prises les décisions politiques et économiques, soit plus influente que la côte Ouest, qui envoie dans la tête des jeunes gens du monde entier des images excitantes de violence militaire et sexuelle. Dans The Act of Killing (2012) de Joshua Oppenheimer, on apprend que plusieurs des bourreaux ayant allègrement participé à l’extermination d’un million de « communistes » en Indonésie en 1965 étaient employés dans une salle de cinéma ; pour tuer, il leur suffisait de se glisser dans la peau des gangsters qu’ils avaient l’habitude de voir à l’écran. Dès 1981, Reagan baptise « Star Wars » son initiative de défense stratégique, et le phénomène n’a fait que s’accuser depuis ; George Lucas est sans doute plus puissant qu’Obama car il règne sur l’imaginaire.

Or les États-Unis nous fournissent, à nous Français, toutes nos bombes. Nous en avons lâchées plus de deux mille l’an dernier. Il est probable qu’elles aient fait plus de victimes que les attentats de Paris (sinon on ne voit pas pourquoi on aurait dépensé des milliards pour les acquérir), mais, de nos victimes musulmanes, nous n’entendons jamais parler. Nous, après avoir lâché nos bombes, on s’en va au cinéma, et on offre des PlayStation à nos fils pour Noël. Les survivants qui pleurent, hurlent leur douleur, nettoient le sang, les tripes, les os, les yeux, les bouts de chair mêlés des victimes de nos bombes, cela ne nous regarde pas et on ne le regarde pas. Dans les pays par nous bombardés, la « bonne distance » est chose rare ; en revanche, entre les fictions pauvres de l’islamisme et notre pornographie, ils ont de quoi ­s’échauffer les esprits.

Pour l’instant, n’ayant pas encore d’industrie cinématographique, Daech est obligé de poster sur le Net des images de ses victimes. N’oublions pas que lors de la Révolution dont nous sommes si fiers, et qui a marqué la naissance de notre République, on exécutait encore nos ennemis laborieusement, un à un, par décapitation. Près de 3 000 guillotinés dans la seule ville de Paris entre janvier 1793 et septembre 1795. En province, ils furent 42 000 à perdre la tête, dont 17 000 après un procès, tout de même. La décapitation est une vénérable tradition française, pas aussi désuète qu’on pourrait le croire : je me souviens personnellement de quelques têtes coupées sous la Ve République, celle de C. Ranucci en 1976 et celle de H. Djandoubi en 1977. Les pays ne peuvent pas tous connaître la même croissance en même temps. Nos ennemis demeurent à certains égards rustiques. Au lieu de grimper dans un F16 quand ils veulent nous tuer, ils s’attachent une ceinture d’explosifs autour de la taille et meurent, du coup, en même temps que nous.

L’industrie de l’armement et celles des films, vidéos et jeux guerriers contribuent de façon importante à la bonne marche des économies française, américaine, occidentale. C’est par elles, toutes indices de la mauvaise distance, que nous dominons le monde. Elles éveillent en nous ce que j’appelle l’« archétexte » : nous contre eux, bons contre méchants, République contre barbarie. En nous persuadant que ce à quoi nous tenons le plus est menacé, ils nous incitent à nous serrer les coudes, à « ne plus faire qu’un ». Ils abolissent la distance bonne et précieuse, nous font vivre par procuration et à l’avance des émotions fortes, nous préparent à des temps de crise. 

Or les crises font du bien. On l’a senti à Paris, les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre. Certes, « c’est l’horreur ! », mais c’est agréable aussi. Sartre : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation. » Chacun a une histoire bouleversante à raconter. Chacun connaît quelqu’un qui… Les discussions sont passionnantes. On n’a plus cette affreuse sensation de flottement, d’incertitude (qui suis-je ? à quoi sert ma vie ? que faisons-nous sur Terre ?). On n’est pas obligé de chercher le sens de son existence : il est donné. En hurlant : « On va leur faire la guerre et cette guerre on va la gagner ! », nos gouvernants nous appellent à devenir des gens simples, comme les combattants de Daech.

Ce n’est pas par sa pensée universaliste, son art et ses romans que la France est une puissance mondiale. Tout cela est bon pour passer le bac ou le temps, mais quand arrive l’urgence, sous prétexte que nous sommes chrétiens (ou Français de souche) et eux musulmans (ou étrangers), on votera massivement contre l’aide aux immigrés ou aux migrants que l’on a largement contribué à rendre pauvres. (Le bon Samaritain peut aller se rhabiller…)

Nous pensions, grâce au recul, avoir tiré certaines leçons de la Seconde Guerre mondiale – par exemple que les hommes humiliés sont des hommes dangereux. Dès que renaît la menace, nous oublions ces leçons. Nous refusons de voir que par notre hauteur, notre suffisance, notre morgue, notre avidité, notre cupidité, notre manière de lâcher les bombes puis de partir tranquillement au cinéma, nous avons nous-mêmes engendré ces monstres. Mais il ne faut pas être candide : ce n’est pas pour les civiliser que nous les ­tuerons, c’est parce qu’ils nous font peur. Ce n’est pas avec nos belles valeurs que nous les tuerons, c’est avec nos armes. Et pour ce faire, il faut embrasser, au moins provisoirement, les mêmes valeurs « primitives » qu’eux : celles de la survie pour soi et de la haine pour l’autre. 

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