La notion de frontière doit-elle être réaffirmée ?

J’ai toujours critiqué l’idée de monde, ou d’Europe, sans frontière. C’est une vision dangereuse dont nous payons aujourd’hui le prix. Si je passe en voiture le pont de ­l’Europe entre Strasbourg et Kehl, sans contrôle douanier, sans contrôle policier, sans bureau de change, j’arrive de l’autre côté du Rhin et je suis en Allemagne. Or la frontière est une discontinuité historique, géopolitique, symbolique, identitaire, une limite de souveraineté. À condition de ne pas assimiler frontière et barrière. La bonne frontière moderne, civilisée, est une frontière que l’on franchit. Mais tout État a le droit de la contrôler. Puisqu’on ne le fait plus, des réseaux transnationaux criminels utilisent les facilités dont bénéficient les citoyens européens. Pour avoir oublié l’importance de ces limites, à gauche et dans les milieux d’affaires surtout, le FN s’est engouffré dans ce vide de représentation.

Que vous inspire l’importance du vote FN dans plusieurs régions frontalières, l’Est et le Nord ­principalement ?

À l’Est, le vote FN traduit sans doute une comparaison avec le niveau de vie allemand et luxembourgeois. La France est après la Pologne le pays de l’UE qui compte le plus de travailleurs transfrontaliers, presque 300 000. On peut gagner sa vie en Allemagne et voter FN par frustration devant la situation du Bade-Wurtemberg. Les arguments anti­allemands de Philippot ont pu porter. Mais ce discours ne prend pas dans les grandes villes comme Thionville ou Strasbourg. Cette dernière reste symboliquement investie par le pouvoir central comme capitale européenne. Dans une région frontalière où l’Europe est vécue au quotidien comme une réussite, cela semble anachronique que ses ennemis connaissent un tel succès. Dans le Nord, la sous-­utilisation des opportunités frontalières est criante. Si Lille résiste au FN, ce n’est pas le cas de Calais ou de Dunkerque. La région aurait pu tirer parti de programmes européens pour financer des projets transfrontaliers comme l’a fait l’euro-région au nord de Thionville, appelée Saar-Lor-Lux, et surtout l’ensemble Bâle-Mulhouse-Fribourg, un excellent système de coopération universitaire. 

Que va devenir l’espace Schengen ?

Il va évoluer dans le sens du contrôle et de la suspension de la libre circulation, avec pour conséquences de compliquer les flux et d’élever le coût des échanges économiques. Cet espace est le corollaire du grand marché intérieur. Il constitue la mesure la plus populaire en Europe depuis la paix. Mais le contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas été bien traité. Si les États de la périphérie de l’UE, l’Italie mais surtout la Grèce, n’exercent pas leur rôle, avec l’aide de l’agence Frontex (qui n’a pas de mandat sécuritaire), les scénarios d’espace plus restreint de contrôle seront inévitables. Les Pays-Bas proposent de limiter les flux à cinq États de destination (Allemagne, Benelux, Suède). L’Allemagne imagine la création d’un groupe central de huit États pour recevoir les réfugiés. Il faut établir un contrôle des frontières là où on est capable de le faire. Pas dans les îles grecques avec un État défaillant et une Turquie qui n’est guère coopérative. Dans l’immédiat, les contrôles aux frontières intérieures des États les plus concernés par les menaces terroristes et les flux de réfugiés (1,2 million entre janvier et novembre 2015) seront maintenus pendant six mois au moins. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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