La France a-t-elle déjà été confrontée à un tel degré d’insécurité ?

Pendant la guerre d’Algérie, la France a dû faire face à une situation de grande violence sur ce qui constituait alors une partie de son territoire. La France a également connu des périodes d’attentats en série. Au début des années 1980, lors des attaques terroristes perpétrées par le groupe d’ultragauche Action directe. Puis à partir des années 1980-1990, avec les premiers attentats liés aux problématiques du Moyen-Orient, puis à la guerre civile algérienne. Mais ces attaques nous paraissent désormais presque relever d’une autre catégorie. En réalité, dans le cas des derniers attentats de Paris, une comparaison transnationale s’impose davantage. Ils s’inscrivent clairement dans la lignée des attentats de Londres (2005), de Madrid (2004), et donc de New York (2001). 

Pensez-vous qu’il soit justifié de parler de « guerre » aujourd’hui ?

La situation est atypique. Il s’agit plutôt d’un état indéterminé entre la guerre et la paix. Autrement dit : la situation n’est descriptible ni dans le registre de la paix ni dans celui de la guerre. 

Qu’est-ce qu’un état de guerre ? 

La conception « classique » de la guerre est celle qui achève de s’imposer à la fin du xixe siècle dans le monde occidental. Elle se conçoit dans le cadre d’un long mouvement d’exclusion de la violence de l’espace social au profit du droit. La guerre a progressivement été cantonnée dans un temps et un espace déterminés. Un temps, car la guerre se déclare et s’achève par une capitulation ou un armistice, puis un traité. Un espace, car elle se déroule dans des lieux déterminés que l’on appelle le front. La guerre est aussi graduellement confiée à des professionnels composant l’armée, cette « grande muette » réduite au silence parce que les démocrates s’en méfient. Mais alors même que ce processus de cantonnement commence à montrer ses limites, un deuxième mouvement s’enclenche avec la Première Guerre mondiale : la guerre devient totale et engage l’ensemble de la nation. Elle « déborde » donc du cadre que l’on souhaitait la voir respecter, parfois jusqu’à menacer d’engloutir la société démocratique, comme on l’a craint durant les premières années de guerre froide aux États-Unis. C’est ce « débordement » que la notion de sécurité nationale, et l’appareil institutionnel qui s’est construit autour de ce concept, vient alors prendre en charge. Cette notion permet en quelque sorte de réduire la tension provoquée par le décantonnement de la guerre.

Que se passe-t-il dans la période plus contemporaine ?

Notre hypothèse est qu’à partir des années 1980, puis plus nettement encore à partir de 2001, on entre dans ce qui pourrait constituer un troisième « moment », caractérisé par une troisième forme de relation avec la guerre. On assiste alors à ce que le sociologue Dominique Linhardt appelle « l’informalisation » de la guerre, c’est-à-dire que l’on voit émerger des situations indéterminées, au sens où il n’est plus possible de les décrire selon les registres traditionnels de la guerre et de la paix. Le phénomène terroriste en est la version la plus manifeste.

La réponse du gouvernement français à la menace djihadiste relève-t-elle de la guerre ou du droit ?

Elle relève des deux à la fois. Le président Hollande n’a pas déclaré la guerre à ce qu’il refuse d’appeler l’« État islamique ». S’il utilise le mot « guerre », c’est plutôt dans un sens politique, pour signaler le franchissement d’un cap dans l’intensité de la confrontation. Notons qu’il ne parle pas de « défense » ou de « sécurité nationale », mais plutôt de « sécurité ». Saisir le parquet antiterroriste, ordonner l’ouverture d’enquêtes, procéder à des perquisitions et des arrestations relève du droit. À l’inverse, ordonner l’intensification des bombardements sur les implantations de Daech en Syrie, envoyer le porte-avions Charles de Gaulle en Méditerranée orientale et opérer un rapprochement avec la Russie s’inscrit dans une logique guerrière. Le gouvernement apporte donc une réponse hybride à une situation intermédiaire. Il ne s’agit pas d’une grande rupture : la France a déjà procédé à des « adaptations » dans ce domaine, comme les États-Unis l’avaient fait après le 11-Septembre.

À quoi faites-vous précisément référence ?

Après l’attaque du World Trade Center, les États-Unis ont facilité la surveillance, les poursuites judiciaires et le recours aux moyens d’interception des communications, en particulier avec le Patriot Act et les amendements au Foreign Intelligence Surveillance Act. Le pays a aussi choisi de recourir massivement aux drones, un outil qui permet d’éliminer l’adversaire de manière ciblée, sans avoir recours à un tapis de bombes – il s’agit d’utiliser le scalpel plutôt que le marteau, selon la formule du directeur de la CIA John Brennan. La France s’est également « adaptée ». Elle n’a pas attendu les derniers attentats de Paris, contrairement à ce que l’on dit. Modifier la loi sur le renseignement, donner plus de moyens à la DGSE (les services de renseignement extérieur) ou encore renforcer la DGSI (l’ancienne DST) sont des mesures visant déjà à répondre à cette forme particulière de menace. D’une certaine manière, une logique de guerre a pénétré, à doses homéopathiques, à l’intérieur de nos frontières. À l’inverse, la France a dans le même temps projeté à l’extérieur des formes du droit : il arrive que l’on capture des personnes à l’étranger pour les ramener et les juger en France. Quand l’on avait procédé en 1994, au Soudan, au repérage, à l’arrestation puis au rapatriement du terroriste Carlos, cela avait provoqué toute une affaire. Aujourd’hui, plus personne ne se pose vraiment de question. 

Les sociétés démocratiques vous semblent-elles accepter que l’on repousse le curseur sécuritaire plus loin ?

L’expérience de l’après 11-Septembre aux États-Unis montre que oui. Ces modifications du droit et des pratiques des institutions de défense et de sécurité n’ont pas suscité de vaste élan critique au sein de la société américaine. En comparaison avec la guerre du Vietnam, il y a eu, par exemple, peu de mobilisations étudiantes. Autrement dit : des tensions sont apparues, mais relativement faibles. Elles sont intervenues dans un second temps, et ont principalement visé la torture, la prison extraterritoriale de Guantanamo, et les extraditions illégales. 

La démocratie peut-elle réellement s’adapter à la guerre ?

L’histoire a prouvé que les démocraties étaient capables de s’arranger de la guerre. Rappelez-vous la Fraction armée rouge, en Allemagne. La stratégie de ce groupe terroriste des années 1970 était justement de montrer que, derrière sa façade démocratique, l’Allemagne était un État répressif et fasciste. Les hommes politiques allemands ont pourtant su y apporter une réponse conforme aux règles de l’État de droit, sans même avoir à mobiliser les lois d’exception votées quelques années auparavant. L’enjeu, pour nous, est de mettre en œuvre le même type de réponse. 

Peut-on s’inspirer de ces exemples en France ?

Oui, à condition de faire attention aux différences entre les contextes nationaux, en particulier en matière institutionnelle. Aux États-Unis par exemple, le renforcement des moyens d’action de l’appareil de sécurité nationale s’est opéré dans un système au sein duquel le Congrès incarne un véritable contrepoids et exerce un véritable contrôle, y compris en ces matières sensibles. En France, les équilibres institutionnels ne sont pas les mêmes. Le pouvoir exécutif est structurellement très fort, et les prérogatives et moyens de la délégation parlementaire sur le renseignement – mise en place très récemment – restent vraisemblablement très inférieurs. De plus, la France n’occupe pas la même place que les États-Unis et n’a donc pas les moyens d’offrir le même type de réponse. Malgré cela, ce sont bien deux démocraties confrontées au même type de « guerre ». Je pense qu’il y a un travail à mener du point de vue français, assez rapide et très concret, sur l’expérience américaine et les possibles leçons à en tirer dans le contexte hexagonal.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER et MANON PAULIC

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