En mettant la nuit à l’envers
contre notre désir contre notre blessure
sous le ciel étoilé nous déshabillons le noir

Et même si le continent de notre espoir
devait être submergé
et que tout allait disparaître de même qu’un peu de vous

ne désespérons guère

De la mer du temps après nous émergeront
de nouvelles îles pour de nouveaux naufragés.

 

Ce que le vin sait de nous, traduit du tchèque par Jan Rubeš
© La Lettre volée, 1998

 

 

Certaines peurs ont de très grands yeux. Elles sont comme les chats, écrit Jan Skácel, et vous voient dans le noir. Né en Moravie, le poète tchèque est contraint aux travaux forcés par le Reich, fabriquant des chars et enterrant les morts. Après la guerre et les petits boulots, les premiers recueils récompensés, il travaille comme directeur de revue et à la radio. Interdit de publication suite au printemps de Prague et jusqu’en 1981, il continue à écrire en s’occupant minutieusement du silence. De quoi trouver non des poèmes adultes qui arrivent debout, mais des vers « à quatre pattes comme l’agneau, l’âne ou l’enfant ». La langue y parle en images dépouillées, empruntant aux premières années rurales du poète son sens de la nature. Dans « Les îles », l’auteur invite à un geste simple mais in­­habituel : retourner la nuit, cet habit d’angoisse auquel nous tenons comme à une protection, contre le cycle du désir et de la souffrance. Le fréquent nous ne s’oppose pas dans la deuxième strophe à l’unique vous. Voici que, par ce jeu de passe-passe qu’est aussi la poésie, l’immense espoir qui risque d’être submergé laisse place à l’impératif d’un moindre désespoir : « belle est la vieille grange depuis longtemps abandonnée / vide après les récoltes d’antan ». Notre sérénité est au prix de l’acceptation de notre humble inscription individuelle et collective dans la « mer du temps ». Alors seulement nous pourrons transformer la peur en veilleuse et prendre les décisions utiles autant à notre présent qu’à l’avenir. 

 

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