Quand j’étais enfant, au Maroc, nous apprenions le Coran à l’école. Une partie de l’après-midi était consacrée à réciter, par cœur, des passages du livre saint. Pour être tout à fait honnête, j’ai presque tout oublié. Ne me restent que quelques litanies, dont je ne connais même pas le sens. Et je m’en fiche. Mais ce que je n’ai pas oublié c’est ce jour où notre maîtresse nous a raconté l’histoire de l’araignée qui, pour protéger Mohammed de ses ennemis, a tissé une toile devant la grotte où s’était réfugié le prophète. J’avais huit ans, des parents humanistes et amateurs de débats. Je me suis levée et j’ai dit : « Mais c’est impossible ! Une araignée ne peut pas faire une telle chose, en si peu de temps. » La maîtresse s’est avancée vers moi et elle m’a giflée. « Tu devrais avoir honte d’insulter ainsi Dieu et ton prophète. »

Quand je suis rentrée à la maison, j’ai raconté cette histoire à mes parents. J’étais sûre d’être consolée, peut-être même d’être vengée. Mes parents m’ont punie. « Tu dois comprendre qu’il faut parfois se taire. Ne pas provoquer. Tu as le droit de penser ce que tu veux mais garde-le pour toi. Avec eux, on ne discute pas. » Mes parents aimaient Voltaire et les Lumières, mais ils aimaient sans doute encore plus leurs enfants. Ils avaient peur. Ils avaient tort.

Après l’horrible carnage qu’a vécu Paris, on hésite à parler, à écrire. Surtout, ne pas dire de bêtises dans un monde qui crève déjà de l’ignorance et de la haine. Ne pas faire la leçon, à l’heure où certains luttent pour rester en vie et où d’autres pleurent leurs morts. Qu’écrire alors ? S’il faut employer des mots, assurons-nous qu’ils ne soient pas creux. Car c’est de cela aussi que l’on meurt : de trop de tiédeur, trop de compromissions, trop de cynisme. Notre monde, et en particulier nos dirigeants, manque de clarté, de cohérence, d’intransigeance. 

Force est de constater que la realpolitik ne nous protège pas. Nos ennemis rient de nos calculs à la fois vains et minables. Ils veulent de toute façon notre anéantissement. À mourir pour mourir, sur des terrasses ou en écoutant de la musique, mourons au moins en défendant fermement nos convictions. Je ne suis ni stratège ni idéologue. Je ne sais pas comment on combat une telle menace. Je n’ai pas de solutions. Nous sommes tous perdus. Mais je suis certaine qu’il faut plus que jamais croire en notre mode de vie, en notre liberté, et lutter contre l’idéologie immonde de ces tueurs. Nous le devons à ceux qui, hier, ont été tués. 

Je n’ai qu’une chose à dire aux barbares, aux terroristes, aux intégristes de tout poil : je vous hais. Nous nous devons d’être entiers, d’avoir du panache. D’être vraiment français. Nous devons le dire à nos prétendus alliés saoudiens, ­qataris, et à tous les pays musulmans où chaque jour gagnent du terrain les conservateurs, les arriérés, les mysogines. Le dire à ceux qui achètent nos armes, dorment dans le confort de nos palaces et sont reçus sur le perron de nos institutions. Comment expliquer à nos enfants que nous combattons les barbares alors que nous nous allions à des gens qui crucifient des opposants et lapident des femmes ? Comment leur expliquer que nous sommes tués pour nos valeurs de liberté, de féminisme, de tolérance, d’amour de la vie humaine quand nous-mêmes nous nous révélons incapables de défendre ces valeurs ? 

Arrêtons de nous cacher derrière un pseudo-respect des cultures, dans un relativisme écœurant qui n’est que le masque de notre lâcheté, de notre cynisme et de notre impuissance. Moi, née musulmane, marocaine et française, je vous le dis : la charia me fait vomir. 

 

Je n’ai jamais été nationaliste ni religieuse. J’ai toujours fui les mouvements grégaires. Mais Paris est ma patrie depuis le jour où je m’y suis installée. C’est là que je suis devenue une femme libre, là que j’ai aimé, que j’ai été ivre, que j’ai connu la joie, que j’ai eu accès à l’art, à la musique, à la beauté. À Paris, j’ai appris la passion de vivre. 

« Qu’une telle ville, écrivait Victor Hugo, qu’un tel chef-lieu, qu’un tel foyer de lumière, qu’un tel centre des esprits, des cœurs et des âmes, qu’un tel cerveau de la pensée universelle puisse être violé, brisé, pris d’assaut, par qui ? par une invasion sauvage ? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais ! Paris triomphera, mais à une condition : c’est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu’une seule âme ; c’est que nous ne serons qu’un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le défendre. »

Aujourd’hui, plus que jamais je mesure la beauté de ma ville. Cette ville, je ne l’échangerais contre aucun des ­paradis que les fous de Dieu promettent. Vos fontaines de lait et de miel ne valent pas la Seine. Paris pour qui je serai un soldat. Paris, qui est tout ce que vous haïssez. Un mélange sensuel et délicieux de langues, de peaux et de religions. Paris où l’on s’embrasse à pleine bouche sur les bancs, où l’on peut entendre au fond d’un café une famille se déchirer pour des opinions politiques et finir sa soirée en trinquant à l’amour. Cette nuit nos théâtres, nos musées, nos bibliothèques sont fermés. Mais demain ils ouvriront à nouveau et c’est nous, enfants de la patrie, mécréants, infidèles, simples flâneurs, adorateurs d’idoles, buveurs de bière, libertins, humanistes, qui écrirons l’histoire. 

Paris, 14 novembre 2015

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