Sans voix. Ce sont paradoxalement les mots qui nous viennent aux lèvres lorsque l’impossible se produit. Je suis sans voix, dit-on face à l’horreur. Devant cette feuille blanche qui m’invite à réfléchir sur ce qui vient de se passer je peine aussi à trouver les mots, je peine même à faire appel à la pensée, mon seul recours. Mes seules réactions sont viscérales. C’est le propre du trauma que de nous couper la parole, tant le poids du Réel vient faire obstacle à toute symbolisation. Alors l’imaginaire se déchaîne ; il en est ainsi des cauchemars qui bouleversent les nuits de ceux qui ont traversé l’épreuve d’un drame ou d’une guerre : les pires scènes s’y répètent, en boucle et indéfiniment. Pour nous, contemporains des grands séismes du xxie siècle mais toujours hantés par Auschwitz, cet imaginaire déchaîné projettera à jamais sur nos écrans intimes l’ineffaçable vision d’avions se pulvérisant dans les tours jumelles, celle de nos chers caricaturistes abattus, ou celle, aujourd’hui, des meurtres froidement commis au cœur de Paris, dans des lieux de divertissement, donc de liberté. 

La clinique nous l’apprend : le problème du trauma réside dans le fait qu’il est métabolisable s’il est unique, mais ineffaçable s’il entre en écho avec un autre trauma, plus ancien, qui vient en démultiplier l’impact. Celui qui a endeuillé la nuit du 13 novembre est entré pour nous en résonance, non pas avec un, mais avec une série de traumas antérieurs, il nous sera donc difficile de nous en défaire. Peut-on cependant espérer le reléguer à l’écart, en un lieu psychique inatteignable sans qu’il se réveille à intervalles réguliers et nous interdise à jamais la quiétude ? Allons nous trembler longtemps, considérer l’Autre comme une menace, l’étranger comme porteur de mort, répondre en miroir au discours de haine, laisser fleurir en nous les plus basses pensées, celles qui jusqu’alors nous répugnaient lorsque ­certains tribuns les proféraient ? La ­victoire des barbares serait totale, puisqu’ils nous auraient poussés à épouser leur rhétorique. Le danger physique se double donc d’un danger moral : indépendamment des mesures qui incombent à nos dirigeants pour éradiquer ce fléau et nous mettre à l’abri de la menace, il est tout aussi essentiel pour chacun d’entre nous de protéger son ­psychisme de cette violente effraction qui pourrait faire vaciller une éthique qui dirigeait nos actions.

Un autre danger nous guette : nos repères vacillent et avec nous ceux des médias, au point de les amener à évoquer, à longueur d’éditoriaux, « les innocentes victimes » du carnage, comme si le fait qu’elles fussent coupables eût atténué l’horreur du geste et justifié leur mort. La mort est ici encore le maître mot, qui n’est plus pour les auteurs de ces attentats un châtiment mais une récompense. Elle ne constitue plus l’ultime barrière, celle qui laisse encore penser aux partisans de la peine capitale que cette dernière est dissuasive : pour ceux qui se vivent en martyrs, la voilà au contraire devenue persuasive. Le second danger psychique est là : ne laissons pas la figure des assassins pousser dans l’inconscient collectif la fameuse dialectique hégélienne du maître et de l’esclave jusqu’en ses ultimes conséquences : que soient devenus les maîtres ceux qui ne craignent pas la mort. 

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