Pourquoi le mot génie s’impose-t-il à ­propos d’Einstein ?

Einstein est plus qu’un chercheur. Il a la carrure d’un Galilée ou d’un Copernic par la profondeur du chamboulement qu’il opère dans notre vision de l’espace et du temps ; mais il est aussi dans la lignée d’un Newton ou d’un Leibniz par la profondeur de la réflexion mathématique qu’il met en œuvre. Einstein part d’observations simples et parfois paradoxales. Son génie, c’est une excellente intuition, une capacité à distinguer l’essentiel, un talent pour dégager la simplicité, une persévérance étonnante. Très investi, il attache un prix énorme à son chef-d’œuvre, la théorie de la relativité générale. Quand il comprend qu’elle est confirmée, il a, dit-il, une crise de palpitations si forte qu’il croit en mourir !

C’est un génie sans trait de génie ?

Einstein ne parle pas de fulgurances mais d’idées qui s’imposent à lui. Il sait expliquer sa démarche avec des notions simples, il affectionne les expériences de pensée, il laisse une large part au raisonnement déductif. Mais son génie est aussi devenu un mythe, le symbole d’un siècle bouleversé par la science. On a prétendu que c’était un mauvais élève qui s’était révélé d’un coup… En réalité, ses ennuis de scolarité venaient surtout de son refus chronique de l’autorité : c’était par ailleurs un excellent élève, extrêmement doué en mathématique. Certes, il avait des problèmes de verbalisation et a parlé tard ; sans doute était-il dyslexique. Il lui fallait de l’abstrait et du conceptuel ! Son histoire a inspiré une certaine mythologie, et on ne peut nier qu’elle est originale : après avoir échoué au concours de l’École polytechnique de Zurich, qu’il passe bien trop jeune, il suit des cours en électron libre, prend un poste à l’office des brevets à Berne, tout en poursuivant ses recherches en solitaire. Et d’un coup, en 1905, il surgit en pleine lumière avec trois articles majeurs. En 1919, rebelote : les observations de l’éclipse de soleil, qui confirment sa grande théorie, en font du jour au lendemain une superstar mondiale, icône du génie – une image qu’il exploitera pour la bonne cause. La fascination pour Einstein alla si loin que l’on analysa son cerveau à sa mort, sans que cela débouche sur grand-chose.

Quelle fut la dimension politique ­d’Einstein ?

Il n’a pas laissé d’opinion politique forte, sinon son antimilitarisme, mis en veilleuse pendant la Seconde Guerre mondiale. Il refusa la présidence d’Israël, disant qu’il aurait été amené à signer des ordres qu’il désapprouverait. Il revendiquait sa sincérité et une forme de naïveté. Il était antitotalitariste, mais pas plus que les intellectuels de son époque. En revanche, il a été plus ostracisé qu’un autre en raison de sa judéité, de sa brillance et de son influence. Le mouvement Deutsche Physik, qui comptait quelques Prix Nobel, parlait de débarrasser toute la physique de la « juiverie » et des « idées juives », réputées perverses, d’Einstein. Il était alors un enjeu politique à son corps défendant… Pendant la guerre froide, ce contestataire gentiment anarchiste est redevenu une figure pacifiste dans une époque qui ne l’était guère.

Qu’a représenté pour la science son départ aux États-Unis dans les années trente ?

Einstein était né à Ulm, dans l’Empire allemand. Puis sa nationalité a fluctué : apatride, suisse, autrichien, américain... Quand il s’installe aux États-Unis, c’est « le pape de la science » qui traverse l’océan. Entre 1930 et 1950, la science passe physiquement d’Europe en Amérique, avec un apport phénoménal des scientifiques, juifs et autres, qui fuient la guerre et la persécution. Einstein ne rentrera pas en Europe, et surtout pas dans le monde allemand qui avait été l’élite mondiale de la physique. À Princeton, il dédaigne tous les exposés des Allemands, à l’exception unique de ceux de Max von Laue qui avait gardé une attitude morale très ferme vis-à-vis des nazis. Pour Einstein, il n’y avait plus de racines dans l’ancien monde, l’avenir était aux États-Unis. 

Quel homme était Einstein ?

On observe un fort contraste entre ses théories majestueuses et l’homme lui-même, avec ses défauts, ses doutes et ses échecs personnels. En tant que père, il est inadapté ou malchanceux. Son premier mariage se termine de façon catastrophique : il en vient à traiter son épouse comme une domestique. Quelle incommunicabilité chez l’homme privé, quand l’Einstein public est hypersocial, figure de paix et d’harmonie. En se remariant avec une cousine, il fait un choix de tranquillité : scientifique audacieux, il aspire à la plus grande stabilité à titre personnel. La fin de sa vie à Princeton, ce sont ses promenades, sa petite maison, son violon. Et pourtant sa carrière était pleine de prises de risque énormes et de doutes sincères. Il est souvent revenu sur sa théorie de la relativité, craignant de s’être trompé. Il passe par tous les états, reniant un jour ce qu’il a adoré plus tôt. À sa mort, il ne croit pas en certaines prédictions fondamentales de sa théorie ! Par ailleurs il a écrit sur tout et se contredit régulièrement – un peu comme Platon, toutes proportions gardées. Un jour, il dit que le monde sera perdu à cause de ceux qui n’auront pas agi ; un autre que pour ne pas faire le mal, il ne faut rien faire du tout. Il change d’avis du tout au tout, mais reste toujours sincère !

En quoi ne correspond-il pas à l’archétype du chercheur ?

Son travail ne se rattache à aucune insti­tution. Un chercheur d’aujourd’hui est toujours lié à un laboratoire, en contact avec des expérimentateurs, une école, un groupe, que ce soit dans un organisme de recherche ou une université. Pas lui. Einstein c’est Einstein, dans sa façon de travailler. Pas de labo, pas d’équipe ni d’élèves. La recherche est là où il est.

Einstein avait-il conscience des ­applications de sa théorie ?

Distinguons ses apports fracassants de 1905 sur la mécanique quantique, la relativité restreinte et le mouvement brownien, et sa profonde théorie de 1915. La première vague est la crête brillante d’un mouvement déjà en cours, et dont les prolongements allaient dépasser tous les pronostics, y compris ceux d’Einstein. Qui aurait pu prédire que l’informatique en tirerait sa substance ? Prenez la bombe atomique : beaucoup pensent que c’est un rejeton des théories d’Einstein. C’est vrai et c’est faux. Quand les physiciens hongrois Szilard et Teller viennent lui parler de bombe, à Princeton en 1939, Einstein répond : « je n’y avais jamais pensé » ! La relativité générale, c’est autre chose : là c’est vraiment sa théorie. Et, si elle n’a eu que peu d’applications pratiques, elle aussi a connu sa vie propre, avec ses éclipses, sa renaissance, ses prolongations inattendues, et des contributeurs majeurs comme Roger Penrose, Stephen Hawking, Jocelyn Bell…

Que doit-on retenir de E = mc2 ?

Ce n’est pas sa contribution la plus marquante, mais c’est l’entrée d’Einstein dans la pop culture comme aucun scientifique avant lui. La formule symbolise le pouvoir d’un esprit pour changer le monde, le pouvoir d’abstraction, avec son impact théorique et pratique. Une masse, une énergie, la lumière, pourquoi cela est-il lié ? C’est le grand mystère du monde : trouver le code, la version rationnelle de ce qui était recherché autrefois dans la kabbale. Il y a aussi l’accès à une puissance surnaturelle : la Bombe. E = mc2 est une formule emblématique du xxe siècle dans son ambivalence de progrès et de destruction. Une masse se transforme en énergie, avec un facteur égal au carré de la vitesse de la lumière... Dans la bombe A, la masse convertie est de l’ordre du gramme, mais le coefficient c2 est grand, au-delà de l’imaginable. Dans peu de masse il existe une fabuleuse énergie. Cette formule fait rêver car elle nous parle du monde invisible que le xxe siècle a dévoilé, elle nous dit qu’une grande promesse est incluse dans la matière si on peut la moissonner. C’est de la science et c’est de la poésie.

Einstein qui tire la langue, c’est son visage le plus connu ?

Il montre son impertinence, son autodérision, avec ses cheveux longs un peu sales, et le côté gamin du scientifique. On peut aussi voir dans cette photo le signe que la science au xxe siècle s’installe dans la sphère publique. Pendant longtemps, elle était réservée aux initiés, à la sphère bourgeoise. Avec Jules Verne, elle entame sa démocratisation. Avec Einstein, les gens comprennent que la science est une affaire de société, l’affaire de tout le monde. Une affaire sérieuse menée par d’éternels gamins.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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