BELGIQUE. Avant de rencontrer Pietro di Bari, le docteur Luc Sauveur n’avait jamais songé à pratiquer une euthanasie. Il a été généraliste pendant vingt-cinq ans, puis spécialiste des soins palliatifs à l’hôpital de Namur, jusqu’à ce jour où ce patient, âgé de 40 ans, devenu tétraplégique, lui demande de mettre un terme à sa vie. « Son quotidien lui était devenu insupportable, se rappelle-­t-il encore très ému. Il portait des sondes urinaires et souffrait de décharges électriques quotidiennes… »

La loi belge a dépénalisé l’euthanasie en 2002. Après réflexion, le docteur Sauveur se décide. « Ce choix m’a isolé au sein de la profession. On me disait que j’allais devenir “le tueur”. » La procédure exige que le patient exprime sa volonté de manière formelle. « C’est comme signer un acte de mort », observe le médecin. Luc Sauveur et deux de ses collègues étudient le dossier : pour eux, Pietro di Bari souffre bien d’une maladie incurable et ses souffrances psychiques ou physiques sont bien insupportables. Il peut donc être euthanasié comme il le souhaite.

« Pietro était très clair par rapport à ce qu’il était et ce qu’il pouvait. » Il fixe lui-même une date. Le jour dit, Pietro confirme sa volonté de mourir et le docteur Sauveur injecte les produits létaux dans le bras de son patient. Puis tombe en dépression.

Les années ont passé. Le médecin a procédé à plus d’une centaine d’eutha­nasies, une activité intense qui ­s’explique par le nombre restreint de confrères disposés à la pratiquer. « Je suis toujours sur la corde raide pour ma santé mentale, dit-il. C’est très violent, on crée un lien et on doit le casser tout de suite. » En Belgique, 1,5 % des décès sont le résultat d’une euthanasie. 

En esquissant un bilan, le docteur Sauveur confie éprouver à chaque euthanasie un intense désarroi puis le sentiment d’avoir été « juste ». « Je n’ai jamais regretté », ajoute-t-il. Luc Sauveur comprend ses patients. « Ils voudraient encore vivre mais ne supportent pas le sentiment profond de perdre leur dignité. Ils veulent garder une maîtrise de la situation, refusent d’être prolongés dans un état d’inconscience. Ils veulent mourir entourés de leurs proches. »

Dans son grand lit d’hôpital à Ottignies, Mme T. espère. Demain, l’équipe soignante se concerte pour étudier sa demande d’euthanasie. « C’est le jour du vote », lance-­­t-elle d’une voix taquine. En attendant la mort, elle a soigné son apparence et coloré ses ongles d’un vernis rose fuchsia. À 90 ans, Mme T. est atteinte d’un cancer de la vessie. Lorsqu’elle l’a appris il y a deux ans, elle a refusé tout traitement. Elle voulait être euthanasiée à domicile. Son médecin lui a suggéré de prendre son temps et prescrit de quoi la soulager. Mais, cet été, une fracture du fémur l’envoie aux urgences où elle refuse toute ­opération.

Depuis, les soignants tentent d’apaiser sa douleur. « En hospitalisant des personnes demandeuses d’euthanasie et en leur prodiguant d’autres soins, on essaie de voir si la demande ne tombe pas. En fait, pour avoir la conscience tranquille, je dois avoir tout proposé », explique le docteur Corinne Van Oost, qui dirige l’unité de soins palliatifs.

Mais Mme T. souffre encore. « On a repoussé les limites : on fait vivre les personnes dans des conditions plus difficiles physiquement, on les emmène plus loin, estime le docteur Van Oost… Trop loin parfois. » En 1995, malgré son engagement catholique, elle avait procédé à sa première euthanasie dans l’illégalité. Sa patiente était atteinte de sclérose latérale amyotrophique. Vingt ans plus tard, elle se souvient de sa patiente avec douceur. « C’est elle », dit-elle en sortant de son portefeuille une photo, exhibant son ancien secret. Le docteur Van Oost aurait pu être condamnée. Elle a raconté son cheminement dans le livre Médecin, catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie (Presses de la Renaissance, 2014).

« La loi a permis de respecter le patient et de protéger les médecins », affirme-t-elle. Luc Sauveur partage cet avis. « Lorsque je prends une décision à propos d’une demande d’euthanasie, raconte-t-il, je sais que je m’appuie sur des débats parlementaires. Et je me sens beaucoup moins seul. » Une loi comme une paroi contre laquelle s’adosser quand le cœur flanche. « Je respecte cette loi à la lettre car elle empêche de faire n’importe quoi », assène de son côté Yves de Locht, médecin généraliste à Bruxelles procédant lui aussi à des euthanasies. « C’est un progrès pour l’être humain : en raccourcissant un peu la vie, je raccourcis surtout l’agonie. » 

Des médecins-dieux ? Yves de Locht rit : « Ce n’est ni Dieu ni moi, mais le patient qui décide. » Remettre l’individu au sein de la démarche médicale, voilà l’argument principal présenté par les trois médecins. Tant et si bien que Corinne Van Oost n’envisage pas d’exercer dans son pays natal, la France. « Le pouvoir médical y est trop fort, trop paternaliste. En Belgique, on veut juste suivre le patient. »

« Il faudra que vous nous disiez qui vous voulez autour de vous ce jour-là, quelle musique… » précise le docteur Van Oost à Mme T. « Pour parler de ça, je préfèrerais qu’on ferme la porte », dit-elle. Le docteur s’exécute. 

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