Le jour de ses 92 ans, lorsque ma mère souffle ses bougies, elle est usée jusqu’à la corde. Elle a longuement réfléchi à la nécessité de s’arrêter. Cette annonce de sa mort programmée, on l’a vue venir. Mais ma mère ayant le sens du sacré, elle l’a formulée pour son anniversaire. Depuis vingt ans, nous, ses quatre enfants, étions avertis de son désir. Nous étions d’accord avec cette décision à laquelle elle nous avait préparés. Mais entre l’accord de principe et l’arrivée d’une date qui tombe sur nos cous comme un couperet, il y a un gouffre. Notre première réaction ? La colère, l’effroi. On se dit : « Mais non, pas maintenant ! » Ma mère fait un malaise. Elle ne s’attend pas à une réaction aussi négative de notre part. On l’a conduite dans sa chambre. J’ai vu des larmes couler sur ses joues. Elle m’a dit : « Vous ne me comprenez pas. Il faut m’aider maintenant. » Je me suis aussitôt sentie coupable de n’être pas prête. J’ai pensé que je devais faire quelque chose pour l’accompagner. Mais je n’en étais pas capable. Je le savais. C’est elle qui, le voyant, dans les trois mois précédant son geste, m’a prise par la main. C’est elle qui m’a accompagnée. 

J’avais peur. Pas elle. Dans une gestuelle que j’appelle la chorégraphie du deuil, avec des gestes, des mots et des préparatifs, elle m’a aidée à faire le deuil avec elle, pour que je n’aie plus à le faire après. De cette manière, elle m’a permis de trouver du courage et de faire reculer cette peur que j’éprouvais sitôt que j’étais loin d’elle. Quand on préparait ensemble sa mort, les lettres, les paquets, j’étais en paix. De retour chez moi, la peur me reprenait, je faisais des cauchemars. Puis le compte à rebours s’est mis en marche. Dans cet accompagnement que ma mère a eu envers moi, j’ai été gagnée par une sérénité qui ne m’a plus quittée. Ce n’était pas n’importe quelle femme. C’était aussi une sage-femme. Elle m’a mise au travail de la mort comme on met au travail une femme en couches. Les mêmes mots reviennent dans le deuil et la naissance : le travail de deuil, l’obstétrique de la mise au monde et de la disparition. On parle de la délivrance pour la mort comme après l’accouchement. Pour ma mère, c’était un seul et même geste. L’arrivée dans la vie, le départ de la vie : elle a voulu mettre en place son départ comme on se prépare à venir au monde. 

La Dernière Leçon est née paradoxalement d’un rire, après l’épisode de la chemise de nuit. Ce jour-là, ma mère se demande laquelle elle mettra au moment de nous quitter. Elle en a de très belles, mais sa préférée, ornée d’orchidées roses, est toute rapiécée. « Ça la fiche mal si on me trouve dans une chemise de nuit trouée », lance-t-elle. On a été prises d’un fou rire qu’on n’a pas pu arrêter. J’ai répondu : « Tu te rends compte de ce que tu me fais faire. » Je lui ai dit qu’il faudrait que je l’écrive. Elle m’a demandé si c’était utile. J’ai dit oui, pour tous ceux qui n’ont pas une mère qui les prend par la main. Elle a dû penser que ce serait utile pour les autres, mais aussi pour moi. Il m’a fallu refaire tout le parcours, non pour apaiser une mélancolie, mais dans l’idée de la transmission.

À la sortie du livre, j’ai été sidérée de son effet sur les lecteurs. Beaucoup me demandaient la recette médicamenteuse que ma mère avait utilisée pour partir. Répondre à ce courrier a pris deux ans de ma vie. Je suis entrée à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). Je me suis engagée pour défendre l’idée, pas encore acceptée par la loi, de l’aide active à mourir voulue par près de 90 % des Français. L’interdit fait que dans notre pays, les vieilles personnes, quand elles le peuvent encore, sont obligées de se suicider. Or l’aide active permet une mort qui n’est pas de l’ordre du suicide. C’est un départ choisi. Il faut remettre le malade au centre de la décision pour que le mourir soit un dernier acte de vie. Ce qui fait peur n’est pas de mourir mais de mal mourir. On meurt mal en France. Je n’avais pas mesuré la honte de cet écart entre le législateur et les Français, que je rapproche volontiers de celle éprouvée hier sur le droit à l’avortement. Avant de partir ma mère m’a dit : « Mon combat de sage-femme, c’était le combat pour l’IVG. Ton combat, ce sera celui pour l’IVV, interruption volontaire de vie ou de vieillesse. »

La Dernière Leçon est moins l’histoire d’une mort que d’un apprivoisement de la mort. Le film qu’en a tiré Pascale Pouzadoux reprend de façon très loyale la relation mère-fille. Il a aussi un grand avantage : la présence à l’écran d’une famille qui n’est pas la mienne permet d’incarner d’autres positions. Comme celle du fils qui refuse violemment la décision de sa mère, une situation qui n’a rien à voir avec la réalité. Le film, ni sectaire ni terrifiant, prend une dimension pédagogique. Je me suis ­intéressée à tous les personnages, en particulier à ceux qui ne sont pas d’accord. Il faut les écouter pour les convaincre. Car une partie de moi aussi n’était pas d’accord. Ces personnages sont des petits morceaux de mon être que j’ai dû faire taire. Ils sont la part de moi qui a décidé de ne plus s’exprimer pour aider ma mère. Ma grande tristesse, c’est de ne pas avoir été auprès d’elle pendant qu’elle accomplissait son geste. J’espère pouvoir amener les gens à changer par l’émotion. La dernière leçon ne s’est jamais arrêtée. Je l’ai poursuivie avec l’impression que ma mère était derrière moi et me disait « continue ». Je suis sensible aux signes des disparus. René Char écrit qu’avec les êtres aimés il n’y a plus de parole, mais ce n’est pas le silence. Avec ma mère, ce n’est pas le silence.  

 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

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