Quelle est la politique d’Ankara vis-à-vis des minorités en Turquie ?

Si l’on remonte à la Turquie « indépendante, compacte et homogène », bâtie d’une main de fer par Mustafa Kemal Atatürk, seules trois minorités sont identifiées. Il s’agit des minorités arménienne, grecque et juive qui sont officiellement reconnues lors du traité de Lausanne (1923). Les puissances sorties victorieuses en 1918 estiment devoir les protéger. La Russie protège les Grecs, la Grande-Bretagne protège les Arméniens et la minorité juive continue de bénéficier d’une ancienne protection qui remonte à l’Empire ottoman. Mais très vite, ces minorités vont être décimées. On ne compte plus aujourd’hui que 60 000 Arméniens, moins de 5 000 Grecs et 25 000 Juifs. Il reste d’autre part environ 4 000 Assyriens, Syriaques et Chaldéens. 

Aucun autre groupe religieux ou ethnique n’est reconnu. Pour Atatürk, il n’y a pas de minorités mais un seul peuple, musulman et turc. Il s’agit d’une conception organiciste de la nation. C’est le socle. Nul n’est censé le contester et cela n’a pas changé. 

Le mythe fondateur de la nation est ainsi en contradiction avec une société plurielle. Car la Turquie compte bien d’autres minorités. Et notamment deux groupes démographiquement importants : 12 à 15 millions de Kurdes, ainsi que 12 à 15 millions de Turcs et de Kurdes de confession alévie, considérés comme turcs car musulmans ou musulmans car turcs. Ce sont des estimations, car nous ne disposons pas de statistiques fiables.

Comment les questions kurde ou alévie sont-elles traitées aujourd’hui ?

Les Kurdes de Turquie, qui ont pu arracher des droits élémentaires (chaîne de télévision, instituts d’enseignement privés, usage de prénoms kurdes) et qui en échange ont soutenu le parti islamo-­conservateur AKP au pouvoir depuis treize ans, se trouvent à nouveau entraînés dans des affrontements violents avec les forces de sécurité. L’inaction ou la complicité d’Ankara devant les assauts de Daech contre les villes kurdes de la frontière syrienne (Kobané) ont nourri un sentiment de révolte chez les Kurdes de Turquie.

Mais la représentation d’une nation musulmane-sunnite à 99 %, réaffirmée par les partisans du président Erdogan, ne tient plus. On assiste, avec l’appui des diasporas kurde et alévie émigrées en Europe, à un renouveau alévi. Leur revendication porte sur la reconnaissance de leur existence comme système culturel spécifique récusant l’assimilation au sunnisme d’État et la discrimination qui frappe leurs lieux de culte. Ils ­réclament un « droit de cité », refusent d’être classés dans la famille chiite, malgré leur culte d’Ali.

Une conception rigoureuse de la « turcité » reste, depuis un siècle, un invariant de la stratégie de l’État. 

Quel est le poids militaire du pays ?

La Turquie dispose de la deuxième armée de l’OTAN en effectifs (760 000 hommes) avec d’importantes réserves issues de la conscription. Il s’agit de la sixième armée du monde. C’est une armée moderne, efficace, qui dispose d’équipements américains, notamment dans l’aviation dotée de F-15. Il existe un complexe militaro-industriel solide, même si le pouvoir islamo-­conservateur a diminué son budget par quatre, en quinze ans, en partie pour marginaliser l’armée, l’un des bastions du kémalisme.

C’est une armée républicaine utilisée à l’origine par Atatürk pour imposer un État-nation à la française. Le Kurdistan turc, c’est la Vendée. Dans les années 1920, lorsque les Kurdes se sont révoltés contre l’abolition du sultanat, Ankara a fait ­déporter des populations, fait exécuter les chefs. 

Quel est l’ennemi principal de la Turquie ?

Aujourd’hui, le seul ennemi identifié par Ankara n’est pas un pays mais un régime : celui de Bachar al-Assad. C’est le régime syrien parce que la dynastie des Assad a toujours soutenu les mouvements sécessionnistes kurdes. On en revient à la politique intérieure… Les problèmes internes sont toujours perçus comme résultant de complots extérieurs et cette analyse semble guider la stratégie internationale. Tout vient du traumatisme fondamental du traité de Sèvres (1920) lorsque les puissances européennes démantelèrent l’Empire ottoman. La conséquence, c’est un nationalisme poussé à l’extrême. Pas de reconnaissance d’autres confessions que la confession sunnite majoritaire. Pas d’espace pour les lieux de culte alévis.

Pourquoi le pouvoir turc ne semble-t-il pas concerné par Daech ?

Ce n’est pas son problème principal. Daech, ce sont des ­sunnites. 

Le problème principal, vu d’Ankara, c’est le renforcement des différentes entités kurdes qui leur échappent. C’est la possibilité pour le PKK de bénéficier d’un sanctuaire dans le nord de la Syrie comme par le passé. C’est aussi de voir les Kurdes de Syrie utiliser leur combat contre Daech pour homogénéiser un territoire qui comprend leur territoire dans la montagne et dans la plaine du centre nord syrien (Djézireh).

Mais cette hostilité d’Ankara à l’égard des Kurdes de Turquie et de Syrie ne peut pas être généralisée. Ainsi le Kurdistan d’Irak, autonome et riche, bénéficie de la protection économique de la Turquie. Cette protection indispensable de la Turquie durera tant que le Kurdistan ne sera plus le sanctuaire du PKK. Massoud Barzani, le leader kurde qui dirige le Kurdistan ­irakien, est l’homme des Turcs. 

Peut-on résumer la politique étrangère turque ?

Zéro problème avec nos voisins : cette politique prônée par Ahmet Davutoglu, Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères, parfois présenté comme le Kissinger turc, a échoué. [Conseiller du président Richard Nixon, puis secrétaire d’État, Henry Kissinger fut entre 1968 et 1977 le maître d’œuvre de la realpolitik menée par les États-Unis et de la détente des relations avec la Chine et l’URSS.] De facto, la Turquie est un acteur régional contraint de se jeter dans la mêlée. Aucun règlement durable n’est possible sans elle. En somme, la Turquie n’a pas d’ennemi désigné. Mais a-t-elle des amis en dehors de l’Azerbaïdjan ? 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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