Après soixante-dix ans d’existence, quel bilan dressez-vous de l’ONU et de son action ?

Par l’image qu’on se fait d’elles, les Nations unies sont souvent victimes d’une attente disproportionnée et chimérique, d’où découle une grande sévérité. Si on écarte ce type d’approche, on pourrait dire bien sûr que le U de l’ONU est en trop. Les nations ne sont pas unies, pas plus que la SDN n’était une société – elle tenait plus de la jungle. Cela mis à part, je trouve très bien qu’il existe une organisation mondiale dans laquelle figurent toutes les nations, qui se parlent et peuvent coopérer. Le monde est meilleur avec l’ONU que sans. C’est évident. En 1945, à la lumière de l’échec de la SDN, le raisonnement de Roosevelt, Churchill et Staline a été le bon, qui consistait à créer une nouvelle organisation, à la doter d’un Conseil de sécurité, à prévoir un droit de veto. Certains idéalistes imaginent de supprimer ce droit. Mais sans ce système de veto, il n’y aurait plus eu d’ONU. 

Pourquoi ?

En l’absence de Conseil de sécurité, c’est l’Assemblée générale qui aurait voté à la majorité qualifiée. On aurait assisté à d’immenses vagues de populisme. L’URSS aurait fait voter systématiquement contre. Un tiers-mondisme virulent aurait émergé. Les Occidentaux seraient tous sortis. Rien n’aurait stabilisé les votes au sein de l’Assemblée générale. L’idée qu’il fallait garder un organisme et donner une tête au système, ce que n’avait pas la SDN, était une vision intelligente. Avec le recul, on constate que les dirigeants de 1945 ont fait bien mieux que ceux de l’après 14-18 avec le traité de Versailles ou que les Occidentaux à la fin de l’URSS, quand on a considéré la Russie comme quantité négligeable.

L’ONU s’est donc créée avec son Conseil, son chapitre vii qui prévoit le recours à la force, ses membres permanents et son droit de veto. C’est mieux ainsi, même si le système a été ensuite paralysé par la guerre froide et par l’usage parfois abusif du veto. 

« Le système multilatéral est une prodigieuse perte de temps, mais si on ne l’avait pas, il serait encore plus difficile de coopérer »

L’organisation est-elle bien gérée ?

La fondation Bill Gates est mieux gérée que n’importe quelle institution onusienne. Nous aurions besoin d’une gigantesque loi Macron pour réformer les grandes agences, lutter contre le gaspillage, les nominations en vertu de quotas cachés de nationalités et non sur la compétence. Si on arrivait à faire le ménage dans quinze ou vingt agences, à en rapprocher certaines pour les fusionner, ce serait très bien.

Mais tout n’est pas à jeter. Il faut comprendre que le système multilatéral est une prodigieuse perte de temps, mais que, si on ne l’avait pas, il serait encore plus difficile de coopérer. Cela ressemble à une monstrueuse réunion de copropriétaires de 193 personnes qui se demandent si on va repeindre l’escalier. C’est ainsi ! Il n’existe pas de solution magique de remplacement. 

Comment appréciez-vous l’efficacité du système ?

Il ne faut pas en attendre trop. L’ONU n’est pas une personne. L’ONU n’est pas une puissance. C’est nous collectivement. On ne peut dire : « Mais que fait l’ONU ? » C’est un cadre. Le secrétaire général des Nations unies a très peu de marge de manœuvre si les membres permanents ne sont pas d’accord. Il ne peut pas dire : je décide qu’on emploie le chapitre vii. Lui et les organismes spécialisés ne peuvent travailler que s’il y a accord des États membres, en particulier des cinq membres permanents. 

Les Nations unies ont-elles connu un âge d’or ?

Il y a eu des périodes d’optimisme général, mais ce n’était pas grâce à l’ONU. Tout marchait bien, donc les puissances qui en temps normal s’affrontaient jouaient ensemble un jeu positif, même à l’ONU. Ce fut le cas pour la première guerre du Golfe. À la fin de son règne, Gorbatchev espérait réformer le communisme et l’URSS. Quand Saddam Hussein a mis la main sur le coffre-fort koweïtien, il n’a pas compris que pour Gorbatchev, il était sans intérêt de maintenir un lien privilégié avec l’Irak en se coupant des Occidentaux dont il avait besoin pour que réussisse la ­perestroïka. Avant même la fin de l’URSS, il y a eu accord du Conseil de sécurité pour dire à Saddam : « Vous sortez ou on vous sort. » Ce n’est pas parce que l’ONU s’est mise à bien marcher, mais comme les grandes puissances voulaient bien travailler ensemble, le cadre naturel était l’ONU. On est entré dans une période kantienne, avec l’idée d’un traité de paix perpétuel. 

« Aucun projet de réforme n’aboutira sans une nouvelle conférence de Yalta, avec les vrais patrons du monde qui disent oui ou non »

Avez-vous à l’esprit des interventions positives de l’ONU ?

Le jour où une résolution commune est adoptée pour dire aux Irakiens de sortir du Koweït et que l’URSS ne met pas son veto, c’est un grand moment pour l’organisation. Mais l’ONU bénéficie de l’accord, elle ne l’obtient ni ne l’impose. Elle n’a pas les moyens de l’imposer. Il n’existe pas de moment où l’ONU impose ses décisions aux membres permanents. 

 

Peut-on réformer l’ONU ? Faut-il toucher au droit de veto, donner accès au statut de membre permanent du Conseil de sécurité à de nouveaux pays ?

Il faut commencer par rappeler avec honnêteté que pour réformer, il faut l’accord des cinq membres permanents. Aucune puissance n’est au-dessus d’eux. Ce n’est pas le secrétaire général qui détient la clé d’une réforme mais les États-Unis, la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne et la France. Il faut bien avoir conscience qu’un veto de l’un des cinq met un terme à la réforme. 

Malgré cela des voix s’élèvent périodiquement pour demander une réforme en soulignant que le Conseil de sécurité représente le monde de 1945… et qu’il est donc loin d’être représentatif. À l’évidence, il faudrait y introduire le Japon, l’Inde, l’Allemagne – candidate sans trop le dire –, un pays africain, un pays d’Amérique latine et un pays arabe. Mais chaque fois que la question de l’élargissement du Conseil de sécurité a été abordée, la Chine a fait comprendre qu’elle ne voulait ni du Japon ni de l’Inde. On revient à la question du droit de veto !

Quand il a été question de l’Allemagne, la France a fait savoir qu’elle n’était pas contre. Il faut bien mériter tous les matins le prix de bonne camaraderie. Mais aussitôt l’Italie a créé un club pour s’y opposer. Du coup, une proposition a émergé : on créerait un poste pour l’Union européenne. Cela paraît moderne sauf que cela veut dire que la France et la Grande-Bretagne perdent leur siège.

Je résume là des années de débats et de colloques… La réalité est qu’aucun projet de réforme n’aboutira sans une nouvelle conférence de Yalta, avec les vrais patrons du monde qui disent oui ou non.

« Le risque, c’est que l’ONU soit petit à petit contournée »

Vous avez écrit, en 2004, « une vraie réforme paraît aujourd’hui hors de portée ». Confirmez-vous ce diagnostic ?

Cela n’a pas changé puisque les bases du monde n’ont pas changé. Tant que de nouveaux vainqueurs ne pourront pas redessiner le système, cela tournera en rond. Et personne ne peut souhaiter un drame qui permettrait de réformer… Le risque, c’est que l’ONU soit petit à petit contournée. Quand Giscard d’Estaing et le chancelier allemand Helmut Schmidt ont inventé le G7, c’était une initiative intelligente pour gérer les économies occidentales face au choc pétrolier. Puis François Mitterrand, Helmut Kohl et Jacques Delors ont invité Mikhaïl Gorbatchev à participer, créant ainsi le G8. Lors de la crise de 2008, Sarkozy a arraché à George W. Bush le principe d’un G20. Le but de ce groupe n’est pas de contourner l’ONU, mais cela peut y aboutir partiellement. Cela pourrait devenir un substitut acceptable. Mais le G20 n’a pas le pouvoir de légitimer une opération militaire. C’est une très grande différence. 

Êtes-vous critique à propos du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) ?

Globalement, je porte un jugement positif sur le HCR, mais à l’évidence il n’a pas du tout les moyens financiers nécessaires. C’est un organisme victime de l’incohérence de la politique des pays membres. Ce n’est pas de sa faute si la politique européenne n’est pas claire. Si les Européens avaient élaboré voilà plusieurs années une vraie politique de l’asile en Europe, nous n’en serions pas là. Cela n’a pas été fait. On le fait aujourd’hui dans le tumulte, les injures mutuelles, les reproches permanents.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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