Les frontières sont une chose. Mais quelle est la fonction des murs ?

Ce sont des constructions qui font de la politique, qui disent quelque chose. Ils sont constitutifs de la naissance des civilisations et des empires qu’il s’agisse de véritables murailles ou de réseaux de fortins. Ils ne représentent pas ­seulement des réponses militaires pour prévenir ou parer à des agressions, mais sont ­l’instrument d’une affirmation. La Grande Muraille de Chine possède cette double fonction, tout à la fois extérieure et intérieure. Elle protège bien sûr, mais elle adresse surtout un message à l’intérieur de la frontière : vous êtes les sujets d’une même civilisation ; ceux qui sont à ­l’extérieur sont des barbares au sens étymo­logique du mot, ils ne parlent pas votre langue. C’est vrai pour la Chine, c’est vrai aussi pour l’Empire romain avec son limes (limite).

La dimension militaire, toujours mise en avant, n’est pas la plus efficace. Cela ne vaut que si l’État a les moyens d’entretenir à la fois une force de couverture, donc fixe et permanente, et une force mobile ­d’intervention. La volonté politique ­d’affirmer un corps social et politique cohérent est plus importante.

Pouvez-vous esquisser une typologie des murs ?

Le mur-frontière, à l’instar de la muraille de Chine, a traversé les siècles. Le mur de Berlin a coupé la ville en deux jusqu’en 1989. Son discours politique fut très fort, très violent. Cela peut sembler ­lointain aujourd’hui mais cela a marqué ma génération. L’appareil communiste de ­l’Allemagne de l’Est prétendait retenir ainsi toute une population. Ce mur érigé pour renforcer le « rideau de fer » entre l’Est et l’Ouest a symbolisé la guerre froide en devenant « le Mur ». Le dernier mur de la guerre froide, toujours en fonction, est celui qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud. 

Il y a aussi le « mur antiterroriste ». L’exemple le plus connu est celui du mur israélien implanté en Cisjordanie. Il est appelé mur antiterroriste par les Israéliens, pas par les Palestiniens qui considèrent qu’il s’agit d’un mur destiné à entériner et étendre la colonisation de leurs terres. Un mur égyptien devant Gaza complète le dispositif. Ce mur est actuellement en cours de consolidation avec le creusement d’un large fossé. On peut aussi citer le mur de la Green Zone, à Bagdad, qui protège depuis 2003 une enclave de 10 km2 où se trouvent les ministères, le Parlement et l’ambassade américaine.

Il faut aussi parler des murs de proscription dont les plus connus sont ceux des ghettos. S’il y a bien un type de mur qui fait de la politique, c’est celui-là. Le premier ghetto de Venise visait déjà à l’exclusion des juifs. On connaît la suite de cette violence politique. Mais il y a eu aussi des murs singuliers comme le mur des Fermiers généraux, dans le Paris du xviiie siècle, qui fut un mur fiscal.

Quelle place occupent les murs ­anti­migratoires dans votre tableau ?

Ce sont les murs qui retiennent le plus l’attention aujourd’hui. L’archétype contemporain, c’est la « tortilla border » : cette clôture qui sépare les États-Unis du Mexique depuis les premiers ordres du président Reagan. C’est le plus long : 3 141 km avec, au début, une efficacité relative puisque des millions de Mexicains sont passés de l’autre côté. Plus de 2 millions de sans-papiers ont été régularisés en 1986. Il y aurait 12 millions de Latinos clandestins aux États-Unis. Mais à partir de 2006-2007, les autorités américaines ont renforcé leur frontière. 

C’est devenu le mur de Bush, une frontière sophistiquée, avec une surveillance par radars qui permet aux patrouilles de localiser quiconque passe et tente de se dissimuler. On peut parler d’une deuxième génération du mur (surnommée « Big Brother »). Les migrants clandestins sont systé­matiquement arrêtés et reconduits de l’autre côté du mur. La frontière est étanche en Californie. Mais du coup les migrantes tentent de passer par le désert d’Arizona ; nombreux sont ceux qui y meurent.

Les murs érigés en Europe participent-ils de la même logique ?

D’un point de vue politique, philo­sophique et humanitaire, oui. L’Europe en est là. Après avoir condamné le mur de Bush, l’Union européenne a financé dix ans plus tard le premier mur contre l’immigration illégale à Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles situées au nord du Maroc. C’est le premier mur de ­l’espace Schengen, des barrières métalliques d’autant plus efficaces que l’espace est très restreint. Les migrants ne peuvent plus passer par cette voie ni par l’Atlantique où le flux migratoire clandestin a été jugulé par Frontex, l’agence européenne de ­protection des frontières de Schengen. Un réseau de radars a été disposé sur les côtes espagnoles et l’immigration clandestine tente de passer ailleurs : soit à partir de la Libye avec un débouché sur l’Italie, soit par la Turquie avec une issue sur la Grèce. 

Frontex a-t-elle pour fonction explicite de repousser les migrants clandestins ?

C’est le bras armé de l’UE sur les frontières extérieures de l’espace Schengen. Son siège est à Varsovie et son organisation assez opaque. L’Europe, par son silence, contraint ses pays membres à recourir directement à Frontex. C’est l’Italie qui a fait appel à Frontex lors de son opération Mare Nostrum ; c’est la Grèce qui lui a demandé d’intervenir pour mieux fermer sa frontière commune avec la Turquie.

Et puis, vous avez la dernière phase de ce processus qui consiste à externaliser la gestion des migrations clandestines. C’est ce que fait l’Union européenne en décidant de financer, à l’extérieur de ses frontières, des camps pour enregistrer et trier les migrants au Maroc. C’est une autre manière d’ériger des murs. Nous sommes passés d’un affrontement Est-Ouest, avec le rideau de fer, à une tension Nord-Sud. Jean-Christophe Rufin en a superbement parlé dans son livre visionnaire : L’Empire et les nouveaux barbares (1991). Un Nord, riche, vieux, en déclin démographique d’un côté, et de l’autre un sud jeune, infiniment plus peuplé et terriblement pauvre. C’est Rufin, qu’on peut difficilement taxer de xénophobie, qui le premier a établi un parallèle, mi-sérieux mi-plaisant, avec les migrations « ­barbares » de la fin de l’Empire romain à cette différence près que la « menace » (en tout cas perçue comme telle) vient maintenant du Sud et non du Nord. On pourrait continuer à filer la métaphore en comparant la Rome du ive siècle au « gouvernement » de Bruxelles d’aujourd’hui, aussi impuissants l’un et l’autre à contrôler le phénomène et d’ailleurs à le comprendre.

Comment expliquez-vous que les murs soient aujourd’hui souvent ressentis comme un objet de honte ?

Le haro sur les murs est assez général. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, une partie des opinions publiques souhaiterait qu’il n’y ait pas de frontières. Des ponts, pas de murs... Ce point de vue utopique existe : une libre circulation des hommes dans un État-monde rêvé. En attendant ce monde meilleur, les frontières existent.

Ensuite, les murs sont ressentis comme une affirmation du fort face au faible. C’est le fort qui refuse que le faible vienne chez lui. En réalité, il s’agit d’une opposition du riche au pauvre. Le problème est là, dans ce déséquilibre profond entre les populations. Et puis le mur est un aveu d’échec. Cela révèle la misère de l’autre côté. On est du bon côté du mur ou du mauvais. Il y a celui qui meurt de faim et celui qui suit un régime pour maigrir…

C’est ce différentiel qui fait naître le sentiment de honte. Les murs exacerbent les tensions. Ils ne sont jamais une solution, de l’aveu même de ceux qui les font construire. Ils sont une réponse dans l’urgence. Les opinions occidentales ont cru, après la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, à une fin de l’histoire et à la fin des murs… En réalité, les frontières conflictuelles se sont multipliées. Mon travail d’historien m’a conduit à cette conclusion : les murs ont de l’avenir.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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