Des Européens élèvent des murs sur leur frontière pour empêcher des réfugiés de trouver asile sur leur sol. D’autres s’indignent de ces pratiques qui violent une loi sacrée : l’hospitalité à l’égard de l’étranger qui fuit les persécutions. Les migrations appartiennent à l’histoire des hommes, qui depuis toujours ont souvent été conduits à quitter leur foyer pour échapper à la mort ou pour réaliser les promesses que la vie fait à chacun. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui peuvent dire : « Mon père était un immigrant. »

Les migrations connaissent aujourd’hui une ampleur inédite et malheureusement à tendance exponentielle. Certaines font suite aux désastres des politiques occidentales (intervention américaine de 2003, guerre en Libye, focalisation obsessionnelle et paralysante de la politique française sur Bachar al-Assad) qui ont installé le chaos puis l’État islamique au Moyen-Orient. Au nom du bien, nous avons détruit des États sans être capables de les remplacer. La barbarie, qui a horreur du vide, s’est engouffrée. L’Histoire nous a pourtant appris à nous méfier des guerres que nous faisons pour le bien des autres. Je me demande quel mur dans la pensée de nos gouvernants les a empêchés depuis quatre ans de mettre fin à cette guerre de Syrie qui jette des flots de réfugiés sur des routes sans loi. Restaurer la paix en Syrie, c’est à coup sûr permettre à plus de trois millions de Syriens (au moins) de rentrer rapidement chez eux. 

Face à ces grands mouvements de population, à part quelques exceptions notables (l’Italie, Malte), l’Europe depuis vingt ans a répondu par l’indif­férence et par la tentation de la forteresse. Elle a construit des murailles de fer et de barbelés sur certaines de ses frontières extérieures, élevé des miradors qu’elle a truffés de caméras thermiques À Ceuta et Melilla autour des enclaves espagnoles (où dans la nuit de la dernière Saint-Sylvestre, plus de huit cents Africains ont tenté d’escalader le mur de barbelés). En Bulgarie, où un mur de barbelés a été édifié sur trente kilomètres. En Grèce, un mur de douze kilomètres matérialise la frontière avec la Turquie, face à la ville d’Edirne. L’Europe n’a d’ailleurs pas le monopole des murs. Les Israéliens ont élevé un mur entre eux et les Palestiniens. Les États-Unis ont construit une barrière d’acier et de béton de mille trois cents kilomètres de long sur leur frontière avec le Mexique. La globalisation entraîne une accélération vertigineuse des migrations. Pendant ces dernières années, la Méditerranée nous a servi de muraille invisible sur notre flanc sud. Des milliers de boat people ont disparu dans le silence des vagues, pendant que cargos et pêcheurs regardaient majoritairement ailleurs.

J’ai personnellement rencontré plusieurs centaines de ces migrants. Tous m’ont dit avoir quitté leur pays parce que la guerre et les islamistes ruinaient toute forme d’espoir. Si vous fermez votre porte à un désespéré, il frappera à la porte d’à côté, et puis à la suivante, et il finira par passer par les fenêtres, par le toit ou par les caves. C’est pourquoi la frénésie des bâtisseurs de murs est totalement absurde. En fait, d’émotion en émotion, d’oubli en oubli (plus personne ne se souvient des deux bateaux qui dérivaient en Méditerranée le 1er janvier de cette année 2015), les gouvernants européens ont toujours donné des réponses hâtives, ne visant qu’à panser des plaies ouvertes, sans penser véritablement au lendemain.

L’Europe est aujourd’hui un colosse d’argile bureaucratique affecté par divers troubles du comportement : amnésie dissociative, perte d’identité, dépression morale persistante. Tous ces maux paralysent la volonté, entravent la pensée, l’anticipation et l’action. Le corps est solide mais la tête est malade. Toute la terre de l’humanisme est contaminée par cette crise existentielle. Une part non négligeable de Français ne savent plus qui ils sont, ni exactement quelle maison ils habitent, ils peinent à donner un sens à leur vie, à un moment où les islamistes nous ont déclaré la guerre. Le passé (leur ­histoire familiale, celle de notre pays) leur est devenu incertain, le présent a la couleur du chômage, l’avenir leur paraît totalement ­indéchiffrable. 

Combien « d’exclus » derrière les murs de nos villes, petites et grandes, se sentent étrangers dans leur propre pays ? Personne ne les voit, ne leur donne la parole, la réalité de leur vie n’est pas prise en compte, ce sont les invisibles de la société française. Ces citoyens de deuxième zone pensent que l’on fait grand cas du malheur du monde et bien peu de bruit avec le leur, qui participe pourtant au malheur français. Le poids de leur vie est devenu trop lourd. Ils n’ont pas envie d’ouvrir leur cœur, quand bien même ce serait la famille de Nazareth qui frapperait à la porte de leur HLM, et ce ne sont pas les leçons de morale qui apaiseront leurs angoisses. Nous sommes enfermés dans une contradiction qu’aucun bricolage ne saura résoudre. Le pari qu’il faut tenir est de faire tomber tous les murs, en commençant par les murs du mensonge qui étouffent la société française. Qui hier aurait imaginé voir Rostropovitch jouant du Bach sur les ruines du mur de Berlin ? 

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