Nous sommes les innombrables, redoublés à chaque case d’échiquier,
Nous pavons de squelettes votre mer pour marcher dessus.

Vous ne pouvez nous compter, une fois comptés nous augmentons
fils de l’horizon, qui nous déverse à seaux.

Nous sommes venus pieds nus, sans semelles,
et n’avons senti ni épines, ni pierres, ni queues de scorpions.

Aucune police ne peut nous opprimer
plus que nous n’avons déjà été blessés.

Nous serons vos serviteurs, les enfants que vous ne faites pas,
nos vies seront vos livres d’aventures.

Nous apportons Homère et Dante, l’aveugle et le pèlerin,
l’odeur que vous avez perdue, l’égalité que vous avez soumise.

 

Extrait d’Aller simple, traduit de l’italien par Danièle Valin, 2012 © Gallimard pour la traduction française

 

En échange du jeu d’échecs, son inventeur indien aurait demandé un grain de riz sur la première case du plateau. Et que son obligé, le roi, multiplie cette offrande par deux à chaque case. De quoi vider les greniers du pays ! Car le pouvoir des souverains a parfois ses limites. Mais pourquoi les affamés se multiplient-ils au même rythme que le riz et que le pain ? Erri De Luca est né en 1950 dans une Naples qui se vidait de ses hommes. Et le futur romancier, ouvrier non qualifié, dut lui aussi émigrer de chantier en chantier. La fraternité y était faite de silence. C’est au mouvement révolutionnaire Lotta Continua qu’Erri De Luca apprit de 1969 à 1977 à élever la voix. Avant de prendre d’autres engagements en Tanzanie et en Bosnie et de risquer aujourd’hui la prison pour « incitation au sabotage » de la ligne Lyon-Turin. Le recueil Aller simple, paru en 2005 en Italie, participe de son combat en faveur des clandestins. Comme en application de la Bible que ce non-croyant étudie avec passion : « l’étranger, l’orphelin et la veuve, ne les maltraitez pas, ne les outragez pas » (Jérémie, 22, 3). Il fait chanter ci-dessus un chœur de migrants, pour que leur nous nous interpelle. Les idées y sont concrètes parce que répétées en images avec des mots simples. L’avenir de -l’Europe appartient aux migrants qui parcourent son sol. Ils seront le prochain Homère, cet aveugle qui fit errer Ulysse en Méditerranée, le -prochain Dante, ce pèlerin qui visita l’au-delà. À quoi bon les rejeter ? Ils disent : « dans trois jours je ressuscite et je reviens »

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