Fondamentalement, qu’est-ce qui réunit et qu’est-ce qui sépare sunnites et chiites ?

Les sunnites et les chiites suivent de la même manière, au départ, à des détails près, un prophète commun et son enseignement, le Coran. Ensuite, il y a des enjeux de succession. Le problème est que les sources sur la querelle de succession datent… d’un siècle à un siècle et demi plus tard. Ainsi la tradition rapporte l’existence de quatre premiers califes, mais on ne trouve pas trace de l’usage du terme « calife » avant la fin du viie siècle, soit un demi-siècle après la mort de Mahomet. Il reste que les chiites vont dénoncer les trois premiers califes comme imposteurs. Ali, qu’ils reconnaissent, étant le quatrième. Enfin, les chiites accordent à l’imam un caractère presque prophétique. C’est inacceptable pour les sunnites, notamment les wahhabites qui rejettent tout ce qui peut apparaître comme une intercession entre Dieu et les siens.

À quand remonte l’affrontement moderne entre sunnites et chiites ?

Un tournant s’est produit au xvie siècle, lorsque deux blocs se sont constitués, avec un empire ottoman sunnite combattant un empire perse chiite. Au xviiie siècle, le chiisme est aussi devenu majoritaire en Irak. Depuis, la tension domine la relation entre les deux obédiences. Certains mouvements réformistes, au xixe siècle, vont des deux côtés dans un sens « œcuménique », avec l’ouverture d’écoles communes ; d’autres renforcent les penchants identitaires. Et globalement, jusqu’à la révolution islamique en Iran en 1979, ­l’opposition chiites-sunnites reste secondaire dans l’espace musulman, où prédominent les questions nationales et sociales. Ainsi les chiites, en Iran ou en Irak, fournissaient l’essentiel des communistes au Moyen-Orient.

Le chiisme apparaît plus rigide et hiérarchisé que le sunnisme, et en même temps plus ouvert...

Le chiisme s’est construit à partir des « savants en religion ». Ses grands centres religieux sont d’abord des universités, dont l’histoire rappelle la Sorbonne ou Oxford. Un religieux chiite accompli, un moujtahid, est un intellectuel complet. Il est non seulement supposé maîtriser les sciences religieuses, mais la philosophie grecque a été amplement intégrée à ses études. Le premier mémoire de Khomeyni, alors étudiant à Qom, porte sur des écrits néoplatoniciens. Dans les grandes universités iraniennes, vous trouvez toute la pensée occidentale importante traduite en persan. Le niveau intellectuel du monde chiite est très nettement supérieur à celui des sunnites. En sunnisme, on ne trouve plus de philosophes sérieux après le xve siècle.

En quoi le statut de minoritaires a-t-il influencé la philosophie religieuse et politique des chiites ?

Très minoritaires, ils l’ont toujours été, mais pas toujours politiquement. Il y a eu en Islam des périodes de chiisme dominant, comme avec les fatimides qui ont régné du Moyen-Orient au Maroc entre le xe et le xiie siècle. Mais effectivement, la guerre entre Ottomans et Iraniens, qui a duré trois siècles, équivaut aux guerres de religion en Europe. Les chiites et leurs dissidences (yézidis, alévis, etc.) ont été perçus par les Ottomans comme une cinquième colonne. Le problème s’est envenimé lorsque le pouvoir ottoman s’est redéfini comme califat. Celui qui ne reconnaît pas le calife devient un impie. Ainsi les Ottomans reconnaissaient les chrétiens ou les juifs, mais pas les musulmans non sunnites. Ensuite, l’avènement de Khomeyni en Iran constituera un moment clé, car il démontre qu’une force musulmane peut s’emparer du pouvoir. Nombre de sunnites le ressentent comme une volonté d’hégémonie sur tout l’Islam. De fait, lorsque Khomeyni lancera sa fatwa contre Salman Rushdie, il le fera au nom de tous les musulmans. La même année, les djihadistes sunnites, vainqueurs des Soviétiques en Afghanistan, théoriseront leur victoire pour se retourner contre leurs deux autres grands ennemis : les Américains et… les chiites. Lors d’un interrogatoire, Khaled Kelkal [terroriste tué en 1995 lors d’une fusillade avec des policiers en France] avait expliqué que « les chiites sont une invention des juifs pour compromettre l’islam ». Avec la guerre Iran-Irak (1980-1988), les Iraniens vont aller d’une stratégie initiale défensive vers une vision offensive de leur politique régionale. Ils vont créer le Hezbollah au Liban, puis construire des alliances « anti-impérialistes » dans le monde sunnite avec le pouvoir alaouite laïc en Syrie ou le Hamas en Palestine. 

La conception du régime iranien du velayat-e faqih (primat du religieux sur le politique) s’est-elle renforcée avec le temps dans l’espace chiite ? 

Les situations sont complexes. Une partie des chiites, en Irak [en particulier le grand ayatollah Ali al-Sistani], au Liban, mais aussi en Iran même, récusent le velayat-e faqih. Et dans le chiisme indien et pakistanais, cette notion reste totalement absente. Plus généralement, au sujet de la centralisation de la pensée politique en Islam, les tensions sont extrêmement fortes tant dans le sunnisme que dans le chiisme parce que nous sommes entrés dans une phase de subjectivisation et d’individualisation du discours et des pratiques. Les gens bricolent leur islam entre leurs lectures et Internet, avec une part d’ignorance monumentale. Une jeune fille portant le voile peut dire « Dieu me le commande et c’est mon droit » sans être consciente de la contradiction entre les deux affirmations.

Le wahhabisme, mouvement sunnite rigoriste qui a émergé il y a deux siècles, est-il à l’origine du salafisme moderne ? 

Non. Jusqu’au xixe siècle, l’Islam a vécu centré sur lui-même. La résurgence salafiste est due au choc créé par les impérialismes européens. Les salafistes s’insurgent contre leurs élites qui se laissent maltraiter par des tenants d’autres croyances. L’idée s’impose que si l’Occident détient le pouvoir, eux « détiennent la vérité ». Pour ces gens, l’islam cesse d’être une adoration de Dieu pour devenir un anti-occidentalisme accompagné d’une utopie politique : revenir à La Mecque des premiers temps, société parfaite et contre-modèle de l’Occident. Comme l’a dit le grand professeur Wilfred Cantwell Smith (1916-2000) : « Lorsque les musulmans n’adorent plus Dieu, ils adorent leur religion. »

La mouvance dite quiétiste, qui privilégie l’étude, est largement majoritaire dans le salafisme, or ce sont les salafistes djihadistes qui tiennent le haut du pavé…

Les djihadistes constituent le phénomène moderne. L’attrait de ce mouvement piétiste a des fondements sociologiques. L’islam traditionnel est une religion d’analphabètes. Il y a un siècle, 90 % de la population musulmane mondiale l’était. Son monde était empli de forces obscures, de djinns et de superstitions. Les sociétés musulmanes ont parcouru en cent ans ce que nos sociétés ont réalisé en cinq siècles : s’alphabétiser, passer de l’imprimerie à Internet. Une personne qui lit cesse de faire confiance aveuglément à ses parents analphabètes. L’alphabétisation massive a eu pour conséquence paradoxale d’encourager la lecture littérale des textes. D’autant qu’on est souvent dans du bricolé. Et ce djihadisme – voyez Daech ! – est devenu maître des techniques ­hollywoodiennes du spectacle et champion du gore. 

Quelles seront les conséquences sur la relation sunnites-chiites de l’accord sur le nucléaire iranien ?

Dans l’immédiat, nous allons assister à une course effrénée aux armements. Les alliés des États-Unis – Arabie saoudite, émirats du Golfe, Israël… – demandent des armes en compensation et les obtiendront. Et l’Iran a déjà décidé d’augmenter d’un tiers le budget de sa défense. On peut donc craindre un déchaînement de violence. Par ailleurs, il y a beaucoup d’humiliés dans la région. Les Iraniens ont négocié seuls avec six puissances, personne d’autre n’a été convié à la table. Pour les Arabes, massivement sunnites, ils apparaissent comme des vainqueurs. Or les Iraniens ont toujours entretenu un sentiment de supériorité par rapport aux Arabes. Imaginez maintenant ! Ils ont déjà expliqué qu’ils contrôlent trois capitales arabes : Beyrouth, Bagdad et Sanaa. Ils auraient pu ajouter Damas. 

Un modus vivendi entre l’Arabie saoudite, grand pays sunnite, et l’Iran, leader des pays chiites, est-il envisageable ? 

Un « Yalta » entre sunnites et chiites n’est possible ni idéologiquement ni politiquement. D’autant que la monarchie saoudienne s’est beaucoup émancipée de la tutelle américaine. Elle n’a rien demandé à Washington pour lancer cet été son assaut au Yémen. En même temps, même si la tension monte entre Téhéran et Riyad, il ne faut pas réfléchir en termes d’essence : chiisme contre sunnisme, Occident contre barbarie djihadiste, etc. En Syrie et en Irak, les pratiques de Daech sont ignobles, mais l’inventeur du baril de TNT qui tue pour pas cher, c’est Bachar al-Assad ! 

Le nombre de victimes causées par le régime syrien est bien supérieur à celui des personnes tuées par Daech. Après l’accord entre Téhéran et Washington, l’essentiel va se jouer en Syrie. Le conflit syrien fonctionne comme un trou noir qui aspire toutes les forces régionales, des djihadistes européens aux chiites afghans. Il s’agit d’une situation « aronienne » : en Syrie une solution militaire est improbable, une solution politique impossible. On ne sait qui l’emportera et cette réponse est pourtant la clé de l’avenir. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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